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Café Littéraire. Espace ou naissent et se croisent toutes formes d'écrits: slams/poésie/contes/nouvelles/romans/théâtre. Tous les jeudis de 18h à 20h au CEBULAC (Burundi Palace, 1er étage), en plein centre de Bujumbura. Entrée libre et gratuite.

lundi 31 janvier 2011

J’ai tenu jusqu’au bout

Célestin Niyonizigiye, poète burundais résidant au Canada

J’avais convié les mélomanes au concert,
Sourds, souffrants, noirs, blancs, fauchés, nantis, commissaires…
Tous étaient captivés par mes belles chansons
Jouées avec ma guitare à six cordes. Ses sons
Vibrant, intriguèrent un intrus jaloux qui
Sauta sur mon instrument angélique et prit
La première corde. Il fallait endurer
Après cet affrontement qui n’a pas duré.

ô ciel ! Serait-ce Monsieur Cuki qui m’en veut?
Me suis-je questionné faisant à Dieu mes voeux.
Surpris, les spectateurs continuaient de me louer
En me voyant jouer les cinq rescapées, enjoué.
Tout à coup ! douuuou !! Du fond de la pièce survint
Une roche qui en brisa deux, versa le vin
De deux importuns qui s’imposaient pour entrer.
Je tins bon ! Repris mon bâtard, bien concentré
Grattai les trois fils d’une adresse jamais vue.
Jusqu’alors mes opposants ne m’avaient pas cru.
Instinctivement je commençai à chanter
Un morceau de bataille, là devant planté
Isolé comme un îlot dans un grand océan
Car mes sages avaient jugé l’abandon séant
L’esprit qui m’avait envahi était toujours
Aux aguets, vexé, tentant de me couper court.
Il soudoya mon ami pour l’assaut final ;
Ce parjure vint à une allure infernale
Sur mon podium. Des trois cordes, il en prit deux
Et sortit en me défiant de ses doigts hideux.
Assouvis, mes rivaux éclatèrent de rire,
Ce qui poussa mes bras en fuite à revenir.
Le choc subi m’avait fortement épuisé
Même si l’on voyait que ma mine luisait.
Le public tout ahuri n’en revenait pas
Que je pusse garder mon sang-froid jusque là.
Le fameux spectacle touchait presque à sa fin,
Je remis mon indonongo dans mes bras fins ;

Le brave résistant mania l’unique corde
A perfection. Cette fois tout était en ordre
Partout dans le théâtre c’était l’effervescence
Au zénith, partout l’odeur de la joie intense,
Partout l’on s’étonnait de ce musicien
Que d’aucuns prenaient à tort pour un magicien
Ceux-ci ignoraient la source de ma puissance :
La prière motrice de ma persévérance.
Moi seul n’en pouvais rien sans cet ange de Dieu
Qui m’épaulait de ses mots doux et mélodieux.

samedi 22 janvier 2011

Une minute de vie

par Jean Sacha

« Mystère !». Une minute, soixante secondes et Marc parvint à articuler ces sept lettres quand il croisa ce regard de femme, inconnue, assise là, non loin de lui à quelques pas, sur la plage du Lac Tanganyika. Ce n’était pas seulement ce visage, cette face attrayante et extrêmement aguichante, c’était plus et plutôt un regard échangé, une émotion ressentie, une...une vie ... peut-etre... une vie à découvrir, une minute qui allait l’amener à repenser sa vie et panser ses plaies. Une minute de silence et d’espoir, trois mille six cents tierces de surprises puisque à ses yeux, la vie restait un mystère. Seule une apparition surnaturelle pourrait le ramener à la réalité de la vie et à l’amour longtemps manqué. Il se l’était fait croire depuis longtemps et c’était la raison de sa présence toujours là, assis, par temps débout, anxieux, marchant en silence près du lac. Pourtant, cette apparition était bien réelle. Il ne pouvait pas y croire. Il se croyait délirer. La vie...la vie..., la vie est un mystère : Marc l’avait compris depuis que tout avait basculé dans sa vie. La mort subite de sa femme Claire et sa fille dans un accident de roulage lui avait laissé beaucoup de remords si bien qu’il passait tout son temps à se reprocher de n’avoir rien pu faire pour garder cette seule richesse qui lui restait, sa femme et sa fille. En effet, Marc n’avait plus de famille. Rescapé de la guerre civile du Burundi quinze ans plus tôt, il avait perdu tous les siens. Longtemps loin du pays, en asile, le bon Dieu lui avait fait voir un bon jour où il avait rencontré sa femme, Claire, avec laquelle il avait vécu une vie au delà de ce qu’il pouvait imaginer. Cette femme qu’il aimait lui avait donné une fille, Félicité, et cette jeune famille était des plus heureuses. Elle était tout ce qui pouvait compter pour Marc, lui dont les proches étaient partis dans l’autre vie. Sa joie était de les voir en pleine journée, souriantes toutes les deux, comme celle de lire le livre de chevet de sa fille, Imigani n’Ibisokozo, avant qu’elle ne s’endorme. Hélas, Marc semblait ne pas avoir eu de chance. Six mois après son retour au pays, sa femme et sa fille succombèrent très tôt dans un accident de roulage alors qu’il allait leur faire visiter la campagne de sa région natale à Cankuzo. Le revoilà malheureux, pensif, perdu, pris entre deux mondes différents, celui des souvenirs malheureux et celui de ses espoirs envolés. Il n’avait pas pu comprendre pourquoi Dieu pouvait lui réserver un tel sort. Il s’en voulait à lui-même, à Dieu, à Kiranga l’intercesseur, aux saints et à tous les démons de la planète. Il n’avait pas seulement perdu, il était perdu lui-même. Ne pouvant plus rien faire, les journées devenant éternelles et ennuyeuses comme les nuits longues et fatiguantes, il s’était retrouvé au chômage un mois plus tard. Rongé et détruit, il était méconnaissable. Déprimé, résigné comme un rescapé dans l’après-guerre, condamné à l’ésseulement, le visage vieillissant de souvenirs, il avait perdu toute inspiration et seule la mort pourrait anesthésier ses douleurs. Tant son coeur se déchirait et sa vie se périmait au jour le jour. Ses passions s’oubliaient, sa vie se consummait peu à peu pour ne devenir que très déplorable. Tout ceux qui le voyaient ou l’avaient connu le regrettaient.On aurait dit un mort-vivant dont tout passant du quartier se moquait. Mburakimazi, voilà ce que devenait son prénom.

Marc avait pris alors l’habitude de se promener le long du lac Tanganyika. Ces moments de solitude qu’il s’offrait lui remplissaient de joie intérieure puisqu’ils semblaient lui rapprocher mystiquement des siens partis. Ce lac était devenu son ami et, loin du quartier JABE qui lui semblait trop indifférent et étranger, le lac Tanganyika, lui, semblait à la fois calme, doux et attentionné. Il lui parlait et le lac l’écoutait. Il parlait de sa femme, de sa fille, de sa famille perdue. Il évoquait tous ses souvenirs de la belle époque et, joint au bon air dont le lac couvrait son visage, ses peines s’amortissaient et ses douleurs s’anesthésiaient au passage d’un doux vent du lac. Il vivait son monde à lui, un monde irréel mais vrai. C’était cela sa vie, cette vie qu’il n’avait jamais pu maitriser, cette vie qui lui était des fois offerte heureuse mais qui le lendemain lui échappait des mains, cette vie qui changeait de face et qu’il n’arrivait pas à comprendre, cette vie pourtant qui lui procurait le bonheur de savoir qu’il avait un jour vécu quelque chose de réel, quelque chose qui l’avait rendu tel, tel qu’il était maintenant. Il voulait s’y accrocher, ne plus perdre une minute à oublier sa femme Claire, sa fille Félicité et leur vie avec elles. A la tombe toutes les semaines, il pleurait, et répétait à sa femme Claire ces vers :

De loin, je te vois
Du lointain, je te sens
D’ici, j’entends ta voix
Au seul souffle du vent

A travers l’ombre de la nuit
La lueur d’une lampe tempête
L’obscurité opaque de minuit
Tu es hors de toute tempête

Mon cœur s’apaise aux souvenirs
S’émerveille du temps des merveilles
De l’approche de notre devenir
Un juste destin sans pareil

De l’obscurité, je te vois
Tu apparais en princesse
Et d’une lueur j’entrevois
Tes lèvres douces, une caresse

Je t’ai dans la pensée
Tu restes dans mon miroir
Et je te parle ; enchanté
De te garder en ma mémoire

Je te dis tu m’es proche
Car tu es si peu moche
Quand tu sors plus claire
Plus brillante que l’éclair

Tu es proche dans ma vie
Et tu suscites en moi de l’envie
De mener une lutte pour la survie
Et pour le bonheur poursuivi

Oui, c’était comme ca : sa vie ne restait que lutte et souvenirs, souvenirs et lutte. Il se gardait surtout d’oublier sa mère qui lui avait toujours dit de ne jamais perdre courage, de ne perdre ni de vue, ni de coeur, sa famille. « La famille est une richesse, la famille est précieuse, il faut aimer les gens, il faut aimer tout le monde peu importe ce qu’ils sont....sois courageux mon fils, les humains sont ta famille.» voilà de ce qu’il se rappelait de sa mère, Gatarina, qui était resté en lui. Oui, elle, par ses paroles de sagesse, avait pu s’immortaliser dans l’âme de son fils et son dernier conseil avait été comme gravé pour stimuler Marc, le moment venu, à la réflexion :

« N’oublie pas pour abandonner
Mais pour encore plus donner
Car c’est cela l’amour en toi
Qui doit abonder jusqu’au toit »

En effet, depuis que Marc était devenu orphelin suite aux massacres de la guerre qui avaient emporté ses parents à Cankuzo, il avait tout fait pour essayer d’oublier ce cauchemar. Son mariage avec Claire lui avait procuré le bonheur et avait pu lui faire oublier les haines et les erreurs de l’histoire. D’un coeur aimant, il avait tout pardonné ayant pris conscience par l’expérience de sa propre vie que la réconciliation est possible et que l’amour devrait l’emporter sur la haine. En épousant sa femme Claire, leurs contrastes ethniques lui importaient peu, seul l’amour qu’il éprouvait pour elle comptait. Vivant les mêmes vicissitudes de la vie de réfugiés ordinaires, ils s’étaient remarqués et avaient sentis qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. La nature est telle qu’on ne lui dicte pas. Le sort de chacun est réservé. La vie est comme ca, parfois imprévisible et surprenante. Marc s’était sitôt embarqué et avait tout le bonheur du monde avec sa femme et sa fille Félicité. Il l’avait appelée Félicité puisque, disait-il, il avait atteint le paroxysme du bonheur de contempler la vie. Pour lui, oublier sa famille serait s’oublier lui-même. C’est pourquoi le souvenir de ceux qui lui étaient restés, le rendait coupable de n’avoir rien pu faire pour les préserver de la mort. Il avait perdu même le sens ultime du conseil de sa mère qui lui donnait plutôt tous les hommes à aimer. Lui, depuis, s’était accroché à sa femme et à sa fille. De tout ce qui était de ce monde, rien ne semblait lui plaire. Il avait perdu toutes ses habitudes d’antan en quelques mois. Cependant, la nature, maîtresse de la vie, avait gardé toutes ses surprises jusqu’à ce soir où il venait de croiser ce regard, ce regard inconnu qui allait transformer son existence. Cela était prévisible. Depuis un certain temps personne n’avait pu attirer son attention. Il venait toujours à cette plage, passait seule tout l’après-midi et rentrait à la tombée de la nuit. Certains le croyaient fou ou dépressif. Ils ne savaient rien de lui. Marc aussi n’en savait rien, puisqu’il ne voyait personne. Il était dans son monde. Il avait des questions à poser, des questions à poser à la nature, des questions à poser à tout ce qui pouvait lui répondre, il lui fallait une explication pourquoi lui et non d’autres. Il se concentrait. Il aurait voulu voir Dieu en face pour lui demander jusqu’où il avait décidé de lui faire subir le sort de Job. Il était pourtant innocent de ce qu’il traversait. Né d’une famille instruite d’honnêtes gens, son père avait été un illustre agronome proche des paysans. Il tenait de lui la probité. Il n’avait jamais senti la haine ethnique qui pourtant avait causé la mort des siens. Il semblait complètement étranger à la complexe réalité politique du pays, aux clivages et antagonismes sociaux. Marc avait été depuis sa jeunesse un garcon de rêves et son père lui avait dit qu’il aurait un avenir heureux. Ceci paraissait paradoxal en effet avec cette réalité facheuse qu’il venait de traverser. Il fallait qu’il comprenne, il fallait demander à cette nature pourquoi avoir décidé les choses ainsi. Il avait tout arrêté pour chercher à comprendre et la nature n’allait pas tarder à lui répondre. Elle avait prévu cette minute qui le surprit là, en pleine rêverie, en plein désespoir, sur la plage.

Dès que son regard éffleura celui de cette femme, il venait de comprendre immédiatement qu’il en était la cible. Il eut comme l’impression de revoir Claire de nouveau. Le désir de crier, de courir, de sotter l’envahit tout à coup mais il résista, s’immobilisa, tout collé au sol. Ces yeux qu’il voyait n’étaient pas ceux de Claire mais ressemblaient fort bien à ceux de sa fille, Félicité. Cette femme le regardait, tout droit dans les yeux, elle ne clignotait ni ne bougeait, elle n’observait pas non plus, elle semblait plutôt contempler comme la petite Félicité quand son père lui racontait une histoire. Marc était resté là, totalement connecté pour savourer toute seconde de révélations et cette opportunité semblait changer tout à coup son anxiété en une vraie surprise. Il avait perdu sa conversation avec le lac et ne sentait plus le vent dont il s’était longtemps contenté. La vie qu’il menait en ce moment était bien réelle. A travers ce regard, il avait retrouvé son inspiration. Bercé, il s’était noyé pour plonger dans son passé, revivre tout ce qu’il avait connu de plus beau et de plus cher et reparaitre à la surface réaliser les voeux de sa mère : aimer les hommes. Plutôt, aimer l’homme. Pour aimer, il fallait se sentir aimé et avoir le courage de continuer à lutter. Il avait besoin de cela, lutter. Il avait besoin d’affronter ce visage de femme pour lui rappeler son devoir dans ce monde et dans cette nation qui avait besoin des hommes d’amour. Il avait besoin de ce regard de femme pour se rappeler qui il était vraiment, non seulement pour lui, mais aussi pour tous ses voisins à JABE et pour tout ses concitoyens burundais qui attendaient de lui non l’indifférence et le dégout, l’irresponsabilité et l’absence. Il devrait ne plus se faire moquer dans les rues et cette chance lui était donnée de se racheter. Ces secondes de voyage en lui, n’avaient jamais été autant enrichies. Elles lui apportaient le vrai sens de ce qu’il n’avait jamais cessé de chercher à comprendre : la vie, ma mort, l’amour. « Si la vie était tous ces déboires qu’il avait connus à quoi servirait-elle? Si la mort devrait tout arrêter dans l’homme ou de l’homme à quoi vivre ? Si l’amour doit emmener de la vie à la mort, à quoi bon le rechercher ? », ainsi interrogeait la voix de son cœur. Du coup lui vint au lèvre une strophe de la poésie de sa femme :

« C’est désolant de perdre ce qu’on aime
Aussi ne pas recevoir ce qu’on réclame
Et pis encore quand c’est pour toujours
Vivre dans le manque tous ses jours... »

Cette voix qu’il entendait, cet esprit qui l’habitait n’avait pourtant pas cessé de lui parler depuis la perte de ses proches. Cette voix qui l’encourageait à résister, à rester fort malgré lui, à ne plus se sentir seul, allait l’aider à retrouver le sens de son existence. Il venait de comprendre que sa vraie nature était humaine, et qu’il était fait pour aimer peu importe quand ou les circonstances qu’il traverserait. Ce regard lui rappelait que la vie était là devant lui, qu’il fallait s’approcher pour la connaitre. Cette femme semblait lui dire : « Il suffit d’une minute pour que la vie soit ou pour qu’elle ne soit plus », Marc comprit, par cette voix, son tort d’avoir longtemps vecu de terribles souffrances. Sa vie était d’abord lui et tout ce qui était en lui. Seule cela comptait d’abord. Sa vie ne pourrait être séparée de celle de sa famille, de sa femme Claire et de sa fille Félicité. Sa vie était là en lui, toujours avec lui. Sa vie était reflétée à travers ce regard de femme sur cette plage silencieuse comme toute cette nature calme qui l’entourait et cette ville aux quartiers en vacarme. Sa vie était mystérieuse mais réelle. Ce regard, ce visage ému, cette douceur, ce sourire, cette sollicitude, cette inspiration de confiance et cette expression d’innocence étaient tout ce dont Marc avait manqué depuis la mort des siens. Il était au paroxysme de ses émotions, lorsque il esquissa un premier sourire vers cette femme. Ce dernier fut directement encaissé et instantanément répondu par un feed-back révélateur d’une mutuelle compréhension, quand des humains communiquent. Marc se sentit en confiance d’avoir embarqué sur cette voie. Il venait de comprendre qu’en fin de compte la vie est une aventure. En effet, toute chose avait eu un début : la perte de sa famille dans la guerre comme son bonheur avec Claire et Félicité, tout cela avait eu un début. Sa peine de les perdre et sa dépression, tout cela avait eu un début. Toute cette vie qui semblait perdu constituait un préalable à ce qui allait bientot se produire. Il ne l’aurait jamais cru, c’était hypothétique. Oui, ce fut un début malheureux et troublant mais...une cloche semblait avoir sonné le temps de son bonheur, il sentait son coeur l’en avertir. Marc retrouvait le vrai sens de la réflection, il fallait se concentrer plutôt sur ce qui était positif et non sur ce qui pouvait le détruire. Il devrait plutôt penser à ce qui aurait le plus procuré le bonheur à sa femme et à sa fille. Seraient-elles contentes de le savoir tel qu’il était, rongé, résigné, déprimé, moqué ? A cela, il n’avait jamais pensé avant. Il découvrit qu’il n’avait trop fait que ce qu’il voulait, lui. Il réalisa qu’il avait forcé sa volonté et ne cherchait pas à connaître quelle en serait le leur. Il prit conscience qu’il était devenu égoïste au lieu de continuer à prendre soin de la richesse que son coeur avait trouvé dans la vie de sa femme Claire. Ainsi commencait-il à se rappeler autant de fois qu’elle lui avait dit que son bonheur serait de le voir heureux même après sa mort, que cette vie passagère finirait comme ceux des autres mais que seules les âmes resteraient toujours en communion et s’encourageraient à continuer la lutte. C’est sans douter Claire qui lui était apparu ce soir, c’était bel et bien réel, oui c’était elle qui venait tel un Ange pour lui rappeler que trop s’en était trop. Ce sourire, ce sourire lui rappelait les milles heures passées à jouer sur le sable avec sa fille, les milles heures aussi qu’il avait passé en promenade avec sa Claire alors qu’ils étaient encore fiancés dans le camp de réfugiers. Ils avaient pris l’habitude d’aller loin et faisaient mille petits jeux banals, leur vie se construisant peu à peu et devenant une véritable vie d’amour. La vie est une aventure, maintenant il pouvait le comprendre à travers ce regard échangé avec cette femme. Son envie renaquit. Il s’avanca, comme pris par une extrème force, en direction d’elle, tout souriant. Il s’approcha. Cette femme restait là, calme. Elle attendait. Elle lui donnait confiance. Il n’était plus timide comme autrefois quand il était encore gosse. Il était maintenant mur et pouvait affronter tout regard. La vie ne lui avait que trop appris. Il huma et sentit le parfum de cette femme. C’était osé et, paradoxalement, il ne se doutait de rien et tout semblait naturel. Pour une vraie burundaise, cet acte aurait valu une belle claque au visage ou une sérieuse invective. Mais, elle, tel un ange, comprenait l’univers de cet homme là, près de lui. Marc, la gorge serrée, ne trouva aucun autre langage que de déposer un doux baiser sur la joue de cette femme. Cette dernière inspira et expira, prise par une extrême émotion. Une larme adorable allait la trahir quand elle glissa un papier dans la chemise de Marc et se sauva. Marc n’en comprit rien. Que faisait-elle ? S’en fuyait-elle ? Le repoussait-elle carrément ? Qu’est-ce qui pouvait bien se retrouver sur ce morceau de papier qui semblait étrangement être préparé d’avance pour lui? Que signifiait ce geste ? Il voulait comprendre et, une seconde, il l’avait ouvert et lit, tout ému :

Mon amour Marc,
Ecoute ce vent qui ronfle
C’est mon amour qui souffle
Oublie toute malveillante folie
Un temps t’apporte un rêve qui te lie
Toute entière, aux aventures adorables
Elles, qui t’étaient fort admirables

C’est ce vent qui t’apporte le souvenir
Et t’encourage pour ton avenir

Vraiment c’est lui, ce vent, mon amour
Envoyé pour perturber tes détours
Non pour gâcher tes temps de sieste
Tant te rappeler que liesse tu me restes

C’est le souffle de mon âme angoissée
Et plus encore courroucée et froissée
Sur la route où tu l’as laissée, veule
Tout désir ne germe que pour toi seule

Mon cœur à toi est resté fort enlacé
Opprimé depuis que tu m’as embrassée
Non... Je ne saurais le dire, c’est complexe

Apprenant ton nom, je suis restée tout perplexe
Ma vue, mon ouï,… tous mes sens enfouis
Oublient tout pour qu’amour reprenne essence
Unissant nos forces, nos espoirs et nos charmes
Ranimant ta foi détruite par les larmes

Que tu veuilles l’entendre par reconnaissance
Un amour sincère et franc dès sa naissance
Il veut te pénétrer, il s’émeut, il souffle

Surpris par ta clarté, il s’oublie, il ronfle
Ouvre ton cœur pour que l’explore ton écoute
Une ferme assurance que ton cœur ne se déroute
Ferme tes yeux pour que ce vent te pénètre

Fleurisse ton cœur et s’en rende maître
Le jour de ton bonheur, ta joie, ton malheur
En fin, aimable jusqu’à la fin des heures
Ange, une amie d’enfance
A la vue de ce prénom, ce fut comme une coupure instantanée de courant. Ce ne pouvait être vrai ! Serait-ce la magie du destin ou autre chose qui se tramait ? Ange pouvait-elle être encore en vie ? N’est-ce pas que Marc l’avait vue mourir pendant la guerre ? En effet, elle avait couru ensemble avec Marc s’enfuyant des massacres et une balle l’avait touchée. Tombée, sans espoir, mourante, Marc avait continué à fuir les coups de feu qui, derrière lui, ne laissaient aucune vie. Il savait qu’il l’avait perdue pour toujours comme ses parents, frères et soeurs. Maintenant, un miracle venait de s’annoncer dans sa vie. Ange était là, vivante. Ange était ainsi l’ange envoyé du Ciel pour lui donner des réponses. Ange était bel et bien vivante pour donner la suite à l’histoire. « Bon Dieu ! Juste Ciel ! Oh mon Dieu !! », n’arrêtait -il de crier. Marc traversait ainsi ce moment là de l’existence ou l’homme découvre finalement que la vie sait parler d’elle sans qu’on l’en interroge ? Il découvrait finalement l’étrange vérité qu’aucun mot, aucune phrase n’est dite par hasard et ne passe sans raison. Les hommes créent souvent par la puissance des mots sans le savoir. Marc avait été l’artisan de sa surprise. Oui, c’était vrai. Il avait jadis aimé cette fille Ange et sa grand-mère leur disait qu’ils feraient sa joie. Au verso de la pièce, il remarqua les derniers vers qu’il avait écrits pour Ange avant que ne les sépare la triste histoire :

« Neuve fleuve de délices
Alouette innocente sans malice
D’une excellente prudence
Inspirée d’une bonne chance
Alors qu’amour prend naissance

Quand s’ouvrira le ciel
Je déploierai aussitôt mes ailes
Et, de toute crainte débarrassé
Je serai prêt pour t’embrasser... »

Il prit conscience alors d’avoir laissé à cette fille une promesse. La nature était ainsi intervenue pour le réclamer. La nature, elle, n’oublie pas quand les hommes oublient. Elle sait ce qui est juste et n’hésite pas à rendre justice. Maintenant, il fallait une réponse... plutôt une action... courir… courir rattraper Ange, la prendre dans ses bras et recommencer la vie. Les trois mille six cents tierces venaient de lui faire sentir à quel point était enfoui son passé, les soixante secondes venaient de le secouer, cette minute lui rendait désormais conscient de son devoir. Ce regard échangé venait de changer sa vie.

samedi 8 janvier 2011

"L'Albinos" lu par Ketty Nivyabandi

« C’était à minuit qu’ils sont venus ». Ils, c’était les trafiquants des albinos, les vendeurs de chair. Ils ont débarqué comme la grêle, sans prévenir. Ils ont pris en otage les enfants du soleil. Ils sont venus la nuit, m’a dit Polycarpe l’albinos, parce que, le jour, le soleil aurait protesté. Ils leur ont attaché les bras dans le dos et leur ont mis une chaîne de fer autour du cou (j’ai fermé les yeux et j’ai revu les tableaux de la traite négrière). Ils les ont fait marcher toute la nuit, sous la pluie. Si le vieux a été épargné, c’est que le soleil s’est miraculeusement levé plus tôt ce
jour. Le soleil s’est levé avant que les preneurs d’otage ne traversent la rivière vers
le royaume où le sacré n’existe pas, vers le royaume du grand serpent. Et ils ont abandonné Polycarpe à l’autre rive de peur que le soleil ne les surprenne.

J’ai regardé Polycarpe. Il avait des larmes dans les yeux. Un filet de larmes s’échappait de son ?il gauche. Je me suis approché et avec mes doigts, j’ai essuyé ces larmes. Il m’a dit Merci. Nous nous sommes tus pour faire mémoire de tous les enfants du soleil immolés dans les collines du pays et à l’autre rive de la Ruvyironza. Et vingt minutes plus tard, les bras levés vers le ciel, avec un ton d’un Christ en croix, Polycarpe a dit : « Pardonne-leur Seigneur, ils ne savent pas ce qu’ils font ». Sans réfléchir, j’ai murmuré Amen...
Extrait de L'Albinos, de Thierry Manirambona
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Permets moi de partager avec toi les émotions qui m'ont traversées pendant et bien après la lecture de ton beau texte.
Emotions car ta nouvelle est une poésie, et la poésie se lit non avec la raison mais avec le cœur….

J’ai ete profondément émue par la beauté et la grandeur de l’écriture de L’Albinos. Ce n’est pas un texte prétentieux, ce n’est pas non plus un texte qui cherche a impressionner ou a prouver quelque chose, (un talent, un point de vue, une identité…) comme c’est souvent le cas pour beaucoup d’auteurs. Ce n’est pas un texte qui se cherche. Au contraire j’ai ressenti une grande assurance, une grande aisance, et j’oserais dire une grande liberté de l’auteur, et ca c’est impressionnant.

Ton texte se lit comme un long poème, ou une longue incantation. Au delà de l’histoire, qui est d’ailleurs rythmée au son d’un clocher d’église, la nouvelle devient un voyage de l’âme, un périple d’émotions. Et je crois qu’une des choses qui rende cela possible et qui m’interpelle le plus dans L’Albinos, c’est sa sincérité. Un texte peut être beau par sa forme, ou touchant par son fond, mais ce qui rend un texte mémorable et émouvant c’est souvent le mariage des deux. L’Albinos est émouvant parce qu’il est superbement écrit mais surtout parce qu’on le sent vrai. Il parle des vérités les plus intimes qui résonnent en nous. Ces pieds qui ressemblent a ‘des carapaces de tortues’ on les voit, on les sent, on les touche, on lit leur histoire. On les reconnaît. Et puis il y a cette ligne que mon cœur a tout de suite mémorisé: ‘dans ses yeux il y a des rivières de chagrin’… Il n’y a pas besoin de tout dévoiler car tout est implicitement dit, il y a la un grand pouvoir de suggestion qui rend a la lecture son pouvoir et sa gloire: faire pénétrer dans l’univers de l’imaginaire.

Polycarpe est maintenant quelqu’un qui fait partie de ma réalité, il est devenu une de ces personnes dont on ne sait plus très bien si on les a réellement rencontrées ou si on les a juste croisées sur les rives d’une page. Il a sa place dans ma conscience, et je le reconnais parfois dans des regards autour de moi. Je l’ai vu dans les yeux d’un vieux mendiant à la peau grise en Inde, il y a quelques semaines a peine, et je me suis arrêtée en me demandant pourquoi ce regard m’était si familier. Lui me regardait aussi, sans jugement, sans question, sans rien demander. Il était entier.

Cette entièreté de Polycarpe est justement une chose qui me touche. Malgré ses misères, malgré ses airs de mendiant, il ressort plus fort et plus noble que nous tous, passants et lecteurs. Il possède en lui quelque chose que nous avons perdu, que nous cherchons désespérément sur les sentiers de la vie...

Mais cette entièreté émane aussi du regard de son auteur ; un regard rempli d’humanisme et de respect pour lui. Ce n’est pas un regard qui exhibe, ou un regard envahisseur. C’est un regard qui honore. Qui restaure. Qui restaure ce qu’il y a de brisé, surtout chez le lecteur. Pour moi, Polycarpe a restauré mon humanité, cette qualité universelle qui me permet de me reconnaître en l’autre, mais que les circonstances de la vie effritent si vite. Polycarpe m’a appris a voir en l’autre non un étranger mais une partie de moi, une partie de nous tous, une partie de ce grand cercle vivant que nous autres mortels formons…

Polycarpe a restauré la vision, jusque la embuée, de mon cœur. Et qui d’autre qu’un grand poète aurait été capable d’une telle prouesse ?...
Merci Thierry.