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Café Littéraire. Espace ou naissent et se croisent toutes formes d'écrits: slams/poésie/contes/nouvelles/romans/théâtre. Tous les jeudis de 18h à 20h au CEBULAC (Burundi Palace, 1er étage), en plein centre de Bujumbura. Entrée libre et gratuite.

vendredi 13 décembre 2013

Moussa Konaté : l’Afrique noire est-elle maudite ?

Dans cette note de lecture publiée en 2011, Prime Nyamoya revient sur l'essai "L'Afrique noire est-elle maudite?" (Fayard, 2010), du regretté Moussa Konaté ... Un moment d'hommage à la lucidité de l'écrivain malien.

Que le lecteur se rassure tout de suite : le titre du livre est plus un questionnement qu’une affirmation. L’auteur malien, - dont le lecteur peut lire la notice bibliographique dans Google ou Wikipédia -, vient de sortir un essai à portée universelle qui, comme apport, fera date dans la vie intellectuelle du continent. Sans complaisance ni sévérité excessive, il analyse les tares des sociétés qui affligent l’Afrique noire et l’empêchent d’évoluer vers la modernité Il fait penser à cet autre écrivain, mais dans un genre différent, Amadou Kourouma, auteur notamment des romans « Le soleil des indépendances » et « En  attendant le vote des bêtes sauvages ». Les deux écrivains essaient de décrypter l’homme africain, tiraillé entre tradition et modernité. De son vivant, Kourouma a subi souvent les foudres du pouvoir politique pour avoir critiqué d’une plume souvent féroce les dérives, les échecs, l’ethnocentrisme des élites politiques  africaines. Le regard que Moussa Konaté porte sur l’Afrique relève plus d’une démarche sociologique sur les mêmes thèmes de prédilection : la décolonisation et les espoirs déçus du continent noir. Pour guider le lecteur, je reprends le plan tel qu’établi par l’auteur.

I. Maudit soit Canaan.

L’auteur commence par s’interroger sur cette image épouvantable véhiculée depuis des siècles par l’Occident (Hegel, Gobineau,…) mais également noircie par certains auteurs Noirs africains eux-mêmes qui soufflent sur la braise en passant sous silence les qualités indéniables qui ont pourtant permis aux Africains de survivre à des rudes épreuves pendant des siècles.

II. Le Paradis ? Et pourtant il a existé…

La société traditionnelle est basée sur la solidarité envers le groupe et la déférence pour les Anciens. « Qui n’a pas de temps pour autrui n’est donc pas digne de considération ». Ce qui n’est pas sans inconvénient pour l’expression de la liberté individuelle qui est étouffée et combattue à l’intérieur du système, obstacle au progrès. Pas de place pour la formule de Descartes :Cogito, ergo sum, je pense, donc je suis qui a tant façonné la pensée occidentale depuis la Renaissance.

III. Mâle aujourd’hui, mâle toujours : un monde d’hommes.

Les femmes restent soumises et aliénées souvent, inconscientes, car l’homme a su trouver une méthode infaillible de se servir de la femme pour contrôler la femme. Les exemples les plus frappants en sont la polygamie et la pratique de l’excision.

IV. L’Afrique noire au temps des épreuves.

Moussa Konaté rappelle la responsabilité indéniable des Africains noirs dans le commerce de leurs frères comme esclaves avec l’Occident et le Moyen Orient. Il est donc temps pour les Noirs africains et Arabes d’une part, entre Noirs africains et Européens d’autre part, de se réconcilier d’une histoire souvent pénible.


V. La colonisation : l’homme Blanc est arrivé.

Une tendance en Occident à la réécriture de l’Histoire voudrait prétendre que la colonisation était une mission civilisatrice, les Européens apportant aux primitifs d’Afrique les bienfaits des progrès technologiques. A cette thèse, le poète martiniquais Aimé Césaire répond dans son célèbre Discours sur le Colonialisme combien cette vision du monde est erronée : « On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées,… ».

VI. La bataille des mémoires, ou la colonisation inachevée.

Si la colonisation a toujours eu pour finalité la domination physique et culturelle des peuples autochtones, à l’instar des Mayas et des Aztèques d’Amérique latine, la colonisation de l’Afrique noire reste inachevée. Car, si les sociétés africaines ont été profondément troublées, elles n’ont pas pour autant disparu. Et leur force réside dans leurs cultures qui ont su résister à la mort des peuples. Les arts modernes d’Afrique noire ont su tirer leur force des apports extérieurs sans pour autant se dévoyer.

VII. La fin du monde est arrivée.

L’auteur fait référence à la citation de Léon Frobénius à propos des sociétés africaines : « Civilisés jusqu’à la moelle des os. L’idée du nègre barbare est une invention européenne ». Les royaumes de l’Afrique noire avaient trouvé le moyen de garder leurs cultures et sociétés telles qu’elles étaient avant l’arrivée des Européens. Mais l’école occidentale a cependant véhiculé des outils hautement culturels que les cultures africaines doivent intégrer pour subsister et avancer. Car l’école coloniale a offert aux jeunes du continent noir l’occasion de s’affranchir de la trop grande pesanteur du contrôle social, en osant se servir de leur esprit critique.

VIII. L’homme Blanc est reparti.

Avec les indépendances, c’est l’avènement progressif de la privatisation de la fonction publique facilitée par l’existence de partis uniques, supposés assurer, comme la famille, l’unité de tous les citoyens. Et la généralisation de la corruption, conséquence logique de l’obligation morale de prendre en charge les siens. Quel avenir pour la jeunesse élevée dans le culte de l’argent facile ?

IX. Le modèle social africain en question.

Pourquoi le Noir africain et le Noir par généralisation est-il toujours tenu pour un être intellectuellement inférieur ? L’auteur y consacre l’essentiel de son argumentation : des hommes éduqués à ne jamais protester risquent de se soumettre à n’importe quel pouvoir, surtout quand ils sont prisonniers de l’irrationnel. Et de donner comme exemple de la famille polygame, lieu de confiscation de la parole, de la pensée de l’individu. Mais c’est l’excision, forme de mutilation sexuelle qui est un moyen de contrôle de la femme par l’homme, souvent avec la complicité de la femme. Notons en passant que la femme burundaise, de ce côté-là, échappe à ce funeste destin. Il considère l’excision, qui supprime chez la femme le désir et la plaisir sexuels, comme un viol de la personnalité. Et de s’interroger sur ce que deviendrait la vie des hommes si on supprimait en eux toute possibilité de désir et d’érection ?

Quand au système des castes, surtout en Afrique de l’Ouest, des ethnies, clans, et tribus, s’il a contribué dans l’Afrique précoloniale à maintenir la stabilité sociale, il constitue aujourd’hui une contrainte au développement et interdit toute velléité d’affirmation de soi. Et de citer Cheikh Anta Diop qui écrivait déjà en 1954 dans  Nations nègres et Cultures que, « pour élever notre société au monde moderne, force nous est de tourner résolument le dos au systhème des castes ». Il fustige également les dérives ruineuses de la convivialité sociale dans ses multiples cérémonies qui émaillent la vie des Noirs africains, une illustration de la tendance à « n’exister que par l’apparence ». L’aspect négatif de la solidarité sociale est de perpétuer un système de parasitisme de ceux qui vivent aux crochets de ceux qui vivent de leur travail. Ce système de solidarité doit donc être remis en question pour s’adapter aux inévitables évolutions du monde. Il faut précisément que la société civile y participe de façon active parce que « pour qu’un chef change sa façon de gouverner, il faut que son peuple l’y contraigne ».

X. Quel avenir pour l’Afrique noire ?

L’intelligence n’est pas le privilège d’aucun peuple en particulier même si certains favorisent son épanouissement plus que d’autres. Le défi pour les Noirs africains est de prendre chez les autres ce qui se fait de meilleur pour le bonheur de l’homme : travailler, vivre et aimer, préconise l’auteur. Pour cela, il faut une école nouvelle pour promouvoir les langues d’Afrique noire qui sont le véhicule de la culture. Le Burundi, de ce point de vue, a une chance unique de posséder une langue nationale, fruit de plusieurs siècles d’existence de la Nation. Il ne doit cependant y avoir de rupture mais de complémentarité avec les langues européennes qui constituent aussi une composante du patrimoine linguistique des Africains noirs. Parce qu’aucune démocratie véritable ne pourra advenir si les élites africaines continuent à s’exprimer dans des langues inconnues de leurs peuples. Il interpelle également l’Union africaine qui a longtemps privilégié la composante politique et négligé la culture, première richesse de l’Afrique noire dont elle est le ciment.

Conclusion.

Si l’Afrique noire peut adresser beaucoup de reproches à l’Occident, il serait cependant injuste de ne pas lui reconnaître deux qualités qui ont fait sa force : la liberté individuelle et le travail. Le Noir d’Afrique, à la fois bloqué et éclaté, est la proie de télescopages permanents entre les deux mondes qu’il porte en lui et dont il n’arrive pas à faire la synthèse. C’est le mérite fondé sur la compétence et l’honnêteté qui devra désormais prévaloir en Afrique noire. L’Afrique noire est-elle maudite ? est un livre écrit avec colère et rage contenus par un intellectuel africain qui exprime le sentiment des millions d’autres sur le continent noir. « La possibilité de jeter le masque en toute chose est l’un des rares avantages que je trouve à vieillir » écrit Marguerite Yourcenar. Je souhaite à Moussa Konaté, qui entame la soixantaine, de continuer à nous entretenir de l’avenir de l’Afrique noire avec clarté et franchise.

mercredi 4 décembre 2013

Rencontre avec ce Burundi qui s'intéresse au livre, à l'écrit

Du 1 au 14 août 2013 avait lieu la présentation de l'anthologie "Émergences - Renaître ensemble" dans sept* Centres de lecture et d'animation culturelle (CLAC) à travers le Burundi, en plus du Centre Jeunes Kamenge. Un périple que nous fait découvrir les membres du café-littéraire Samandari ...

A Gatara, Tanguy Bitariho lors de la présentation d'un conte sur le respect
envers la femme, mère, créatrice ©Samandari
Le plus vibrant Clac n'est pas à Gitega, ni à Ngozi, ou encore le long du Tanganyika. Aaah non !, il faut le vivre pour l'admettre ! Imaginez, un long chemin en terre battue, ocre, légère en cet été plein, et rouler. Rouler, une heure, deux… Ah oui, il faut s'armer de patience pour s'engager dans la petite localité de Mutumba. L'extrême Est de Karusi. Cent kilomètres plus loin, et c'est la Tanzanie.
Ici, dans cet après-midi languissant et frais, l'administrateur communal s'est en personne déplacé pour nous accueillir. De jeunes tambourinaires dansent à l'honneur des
invités de Bujumbura ... Des chevreaux nous fixent, ahuris.

L'ambiance presque timide s'évaporera vite dès que nous serons entrés dans la salle du Clac, rapidement remplie d'une centaine d'écoliers, élèves, étudiants, professeur et même le vieux Jean, agriculteur de son état, qui lance joyeusement :
"Moi, si j'étais encore jeune, je lirais des bouquins d'arithmétique !" Rires dans la salle.
On va beaucoup rire dans les deux heures qui suivront.

Parce qu'ici, les jeunes filles n'ont pas peur de se lever et de poser des questions : "Qu'est-ce qu'une nouvelle ?" Parce qu'ici, on veut savoir : "Comment être un écrivain ?", "Comment faire en sorte que son texte paraisse dans une anthologie ?", avant que le jeune Médard, 14 ans, inscrit à l'École primaire de Rabiro nous serve le plat du jour : un magnifique bout de poème intitulé Le petit coiffeur.

A Rumonge; le petit Gabriel (9 ans) déclame un poème ....
 ©Samandari
Le slam et le conte, en plus

Si Mutumba coiffe au poteau le reste des Clac en matière de réactivité, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de vie dans les autres centres, dans lesquels on rencontrera en moyenne une cinquantaine d'abonnés.

A Rumonge, alors que les Témoins de Jéhovah officiaient juste à côté, cet enseignant du lycée Mutambara avouait spontanément que c'était la première fois qu'il entendait le mot slam : "C'est slam ... ou islam ? " Après déclamation de "Ma muse à moi m'amuse", Alain Horutanga, slameur, se lance dans un passionnant retour sur les origines de cet art oratoire, rappelant qu'il est, "simplement, l'écrit à l'oral" ... Du coup, élèves et professeurs ont tenu à savoir "si c'est du slam, Le Corbeau et le Renard déclamé ..."

A Gatara, Tanguy Bitariho venait de livrer un conte très fort sur "Ce que nous racontent les femmes : l'histoire de la vie", quand des doigts se levèrent. On voulait plus de précisions sur la part de l'autobiographique ou de la fiction dans son récit : "Le travail du conteur c'est d'offrir la vérité et le mensonge à la fois, de sorte que chacun y trouve son compte …" répliquera-t-il. Et à Spirate, professeur de français de s'interroger devant la belle maîtrise orale du slameur/conteur : "Pourquoi nos élèves ne maîtrisent pas autant que toi le français ?"
S'en suivra une longue discussion animée, entre autres, par la dizaine d'enseignants sur place sur les méthodes pédagogiques de transmission du français, l'exercice étant de décortiquer l'enseignement magistral opposé, presque, à l'approche communicative …

Plus au nord, à Gashikanwa, nous serons agréablement surpris par le passage de Mme l'administrateur de la commune venue "saluer les invités de Bujumbura" et "encourager encore plus la jeunesse des localités environnantes à fréquenter le Clac " ... L'animatrice du jour, la jeune Floriane Niyungeko, présentait alors son expérience en tant que rédactrice en chef d'Oasis, le journal de son lycée, à Rohero (Bujumbura).

A Mutumba, Ketty Nivyabandi présentant le travail
du café-littéraire Samandari ©Samandari
Et puis, comment oublier les salutations amicalement musclées au Clac de Mugina, à Cibitoke, qui, pour nous signifier la vitalité des lieux, plaça cinq minutes de démonstration du club de karaté du centre ? Un esprit sain dans un corps sain, crut-on comprendre ...
L'urgence de revenir

Revenons à Mutumba. Au terme de ce sixième rendez-vous littéraire à l'intérieur du pays (l'expression n'est pas des plus heureuses), on avait envie de revenir.

Le programme avait été respecté, comme ailleurs dans les Clac : présentation des visiteurs (deux membres du café-littéraire Samandari ainsi que Léonidas Ndayiragije, Coordinateur national des Clac) suivi d'une séance d'animation autour du livre.

À Mutumba, Ketty Nivyabandi était revenue sur le recueil du café-littéraire Samandari
In-dépendance.

Puis Roland Rugero avait présenté l'anthologie des auteurs de la région des Grands Lacs avant de clore la séance par une séance de questions-réponses, prix à la clé (cahiers, dictionnaire Larousse, stylos, exemplaires des recueils du Prix Michel Kayoya ...)
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Des prix certes modestes, mais réjouissant à la veille de la rentrée scolaire.

Mutumba, nous disions donc, nous donnera l'envie de revenir. D'urgence 
: "Puis-je avoir votre numéro Madame, pour savoir comment adhérer au Samandari ?" s'entendra demander Ketty Nivyadandi, par un élève du coin. Ici, il y a ce petit quelque chose, une terrible envie de s'ouvrir au monde, dans la joie, sans crainte. Et d’ajouter :
"Êtes-vous mariée ?"
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Le Burundi, avec ses 22 centres, est le pays le plus fourni en Clac dans les pays francophones. L'installation de chaque centre coûte environ 200.000 Euros, soit autour de 400 millions Fbu. Outre une bibliothèque, les Clac offrent des jeux de société, des espaces de performance (théâtre, lecture) mais aussi l'accès à des programmes audiovisuels de qualité grâce à la chaîne TV 5 (documentaires, cinéma, musique, informations générales) ...
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* Rumonge (Bururi), Gishubi (Gitega), Gatara (Kayanza), Bukeye (Muramvya), Gashikanwa (Ngozi), Mugina (Cibitoke)

** Des prix obtenus grâce au Centre burundais de lecture et d'animation culturel (Cebulac)