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vendredi 26 septembre 2014

‘These are no prayers’ : le cri du cœur d’Adams Sinarinzi

Pour ses débuts littéraires, le jeune auteur signe un excellent recueil poétique, tout en colère, tout en douceur, tout en humanité. La revue de l’œuvre par Ketty Nivyabandi.

Parfois
Nous mourrons dans mon pays
Parfois nous vivons
Souvent les deux
En même temps
Et de la même façon
Pendant longtemps
Pendant des années, et des années
Et des générations.”

Écrit principalement en anglais, mais dans un mélange éclectique de langues, typique du parlé de Bujumbura, These are no prayers est un exceptionnel retentissement des voix urbaines, un témoignage précieux sur une période charnière et concave du Burundi.
These are no prayers, est le titre du recueil de poésie d’Adams Sinarinzi. Un titre avertissement : « Ceci ne sont pas des prières. » Ceci n’est point de la poésie non plus, ajoute l’auteur une page plus loin dans son prologue.
Et pourtant… Rare est-il de trouver une collection de textes plus stridente, plus fervente que celle-ci, parue il y a quelques semaines à compte d’auteur.

A la fois coup de gueule et sanglot, époustouflant de finesse et d’acuité,
c’est le regard d’un jeune murundi qui, à travers chaque vers, interroge sa société, sa bulle d’air, son peuple, ses amis, son quartier, ses parents, vous et moi, mais avant tout, lui-même.
Et c’est précisément cette vulnérabilité désarmante, ce choix de se déshabiller et se dévoiler entier, confus et désemparé dans un système qui lui offre peu de choix, qui donne à cette collection toute sa force et son souffle.
Dans son dernier et plus lyrique poème, « Song of myself » une reprise du colossal poème classique de l’Américain Walt Whitman, Adams Sinarinzi s’écrie :

« La douleur de mon peuple
m’a intoxiqué
bien sûr il n’est pas le Moi Moi-Même
Et pourtant je pleure aujourd’hui, et si je pleure de tout mon saoul
Il est l’unique raison
Tout, voilà pourquoi » (Song of Myself)

Audacieux, Sinarinzi ne s’autorise aucun tabou. Parmi les multiples thèmes abordés l’on retrouve le néo-colonialisme ambiant sous le masque contemporain du développement (le drôle et perspicace ‘Appel d’offre’ est à lire absolument). Mais aussi le matérialisme de jeunes professionnels de la cité, cravatés d’arrogance et d’emplois juteux. Et aucune fausse pudeur envers l’intouchable génération des anciens
« nos vieux se dérobent / se cachent dans l’illusoire espoir/[…] pendant que se consume le pays/Ils sont chez Gérard » (Y’en a marre).
Au fil de ce long regard minutieux, c’est toute une société qui est scrutée, retournée, en quelques vers aux allures désinvoltes.
Un témoignage éloquent, perspicace et essentiel pour comprendre ce qui se trame dans les entrailles d’une nation profondément meurtrie, les gémissements d’un peuple qui porte sa tète lourde entre ses deux mains. Et de sa jeunesse en quête de repères.
Car si Adams s’indigne des maux ‘classiques’ de sa société (pauvreté, mauvaise gouvernance, corruption) c’est son aptitude à trouver les mots pour exprimer l’inexprimable qui le distingue.
Ces autres maux, plus vicieux et plus périlleux, et dont les statistiques ne parlent pas. Une peur diffuse, qui pourtant ‘règne dans le ventre de tout un peuple’. Une jeunesse qui sent coupée de ses ailes. Une société ou rêver n’est pas un droit mais une hérésie, un combat. Un sentiment ambiant entre la frustration, la mélancolie et le désespoir que l’auteur résume parfaitement dans son texte ‘Le spleen de Buja’.

Dans un style épuré, autant poignant que flegmatique, Adams Sinarinzi réussi à retranscrire l’indicible. Et il le réussi avec brio parce que l’on tâte, dans ces interrogations non pas un questionnement accusateur, mais une grande humilité, un désir profond et authentique de se comprendre. Il bouleverse parce que le lecteur se reconnaît dans ce miroir tendu vers lui, avec compassion et fraternité.
C’est ce voyage dans les ‘caves’ de son peuple tout en gardant le recul essentiel du poète qui est particulièrement remarquable pour cette première collection. Une dualité présente tout au fil de ces quarante-quatre fragments de finesse et de poésie. Adams est à la fois celui qui souffre avec son peuple et celui qui l’observe et le décrit.

« Ce pays n’a plus rien pour beaucoup
Sinon ce sanglot lyrique
Une mélancolie qui mène vers l’abîme »

Tout ceci pourrait porter à croire à une lecture sombre, prostrée de désespoir. Il n’en est rien. Car si ces points d’interrogations sont lancés vers le ciel « gris » du Burundi, ils ne laissent ni amertume ni désarroi sur leur trajectoire. Ces indignations, émouvantes d’humanisme et de sincérité, se lisent plutôt comme un appel à introspection, à mieux s’entrevoir, mais aussi une invitation à affronter et gérer cette vision diffuse.
Car au fond, celui qui s’indigne est celui qui rêve encore, celui qui croit qu’un lendemain meilleur est encore possible, et qui le revendique. C’est un peu celui qui nous tend la main et nous dit allons, nous ne pouvons pas tomber si bas, venez, croyons ensemble, et surtout pratiquons notre croyance. La quête sans doute utopique mais nécessaire vers un équilibre et une harmonie, qui habite tout poète.

Un cri d’alarme et de détresse, parfois déguisé en détachement (‘j’écris sans conviction, sans engagement » nous leurre t-il), mais « These are no prayers » ce sont aussi des textes d’une savoureuse tendresse, des éclats de félicité, de bonheur exquis, souvent au carrefour d’une rencontre, ou au pied d’un amour goûté, deviné, espéré...
La majorité de ces textes ont été écrits entre 2012 et 2013, dans une période de profonde méditation. Lors de la sortie de son ouvrage ce 17 juillet dernier, au café-littéraire Samandari (à qui l’œuvre est d’ailleurs dédiée), Adams rappelle vite que ces poèmes ne représentent qu’une partie de ce qu’il est, un moment de son parcours, capturé, figé sur papier. Mais que son cheminement continue, souvent vers des clairières bien plus lumineuses.

C’est dans tous les cas un tour de force pour ce vieux poète de 27 ans, épris de Whitman, d’Edward Said, de W.B. Yeat comme de Darwich. Une nouvelle et éloquente voix qui s’impose dans l’étroit univers littéraire burundais, et qui s’imposera certainement sur une plus grande scène également.
Un remarquable élan de rage et d’humanisme, dans une élégance résolument masculine et une sensibilité à fleur de peau.
Il est à lire de toute urgence.