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Café Littéraire. Espace ou naissent et se croisent toutes formes d'écrits: slams/poésie/contes/nouvelles/romans/théâtre. Tous les jeudis de 18h à 20h au CEBULAC (Burundi Palace, 1er étage), en plein centre de Bujumbura. Entrée libre et gratuite.

jeudi 30 janvier 2014

Le défi de raconter la mémoire

Comment est-ce que le contexte politique influence-t-il le travail littéraire ? Dans ce texte présenté dans la bibliothèque de la ville d’Iowa City, l’écrivain Roland Rugero parle du cas du Burundi.


La discussion avait été longue. Belle. Là, dans cette Suisse italophone où le Babel Festival tenait édition sur les nouveaux écrivains de l'Afrique, je venais du Burundi. Il, Dorcy Rugamba, était du Rwanda. Dramaturge, acteur, metteur en scène, rescapé d'un génocide de 1994 qui emporta sa famille. Il me disait, pourtant : "On ne peut pas nous définir que par notre souffrance, sinon elle risque de devenir notre identité, à la fin " ...
Plus tard, nous nous retrouvions à Genève, à la Maison Rousseau et de la Littérature, pour discuter sur les défis de la "mémoire vive" dans nos travaux respectifs.

Identité et mémoire.

Je viens d'un pays où, à l'école, à l'Université, on n'apprend rien de l'histoire du Burundi entre 1962 et nos jours, si ce n'est le jour où la nième République apparut. Ou la date de tel assassinat. Ou les coordonnées de telle signature d'Accord, de convention, de cessez-le-feu ...
Cinquante années et plus résumées par des dates froides. Dangereux, impossible d'intercaler le commentaire, d'expliquer le pourquoi, le qui, le comment des tragédies, des événements. Une histoire sur laquelle on passe vite, presqu'avec gêne, perpétuant encore et encore le non-dit au nom de l'impératif du
"ntakuzura akaboze" - il ne faut pas déterrer ce qui est pourri.

Sauf que cette "pourriture" est à un peuple ce qu'est le fumier au champ : sans elle, le pays risque de rester barricadé dans ses "identités meurtrières", dans ses commémorations-vengeances, dans sa mémoire-vindicative … Sans elle, le pays croit mal, en oubliant ses racines.
Sans cette "pourriture", la jeunesse n'a cesse de tout remettre en cause, parce qu'elle manque de référent, parce qu'elle veut comprendre, parce qu'elle se demande comment, pourquoi et qui a fait qu'elle hérite d'une histoire aussi triste. Comme ce nourrisson dans l'
Enfant et le Sourire1.

L'écriture devient alors, ici, une urgence. De transcrire la mémoire de nos grands-parents qui, un à un, s'éteignent, qui d'avoir trop vécu, qui de vivre désormais mal.
Elle devient urgence, un appel à témoin, le lecteur, à communion, celle d'un peuple qui, sous ses multiples identités, a vécu les mêmes bêtises, les mêmes barbaries, les mêmes questions.
L'écriture devient témoignage, de nos temps. De nos luttes, notamment face à l'Entre deux mondes annoncé il y a quarante ans par l'abbé Michel Kayoya2, celui de la tradition et du contemporain.


Mémoire et identité.
Mais alors au-delà de la possible et récurrente confusion entre mémoire et Histoire, un doute surgit : et si, en répétant ce qui s'est passé, on participait à répéter les mêmes mots qui nous ont endeuillés, puisque, comme me le rappelait encore Dorcy, "la mort dans nos pays, avant d'être physique, était symboliquement portée par les mots ?"
Mots détournés, mots à double-sens, mots-couverts, mots-couleuvres, mots-violence, mots-kirundi ?, mots-français ?, mots-nous ?, mots-eux ? ...
Ces mots : à force de ressasser avec notre histoire immédiate ou lointaine, de les redire, de les écrire, de les jouer, de les lire, de les chanter, nous risquerions de perpétuer le même mal de division et d'égoïsme que ce que nous prétendions, au départ, dénoncer, mettre à nu.

Et c'est ici, présentement, que surgit le chantier dans toute sa complexité : créer un nouveau langage.

Faire en sorte que l'écriture participe à former une autre manière de raconter la vie. Avec des mots-nouveaux, qui parlent d'une destinée commune, coûte que coûte, qui permettent d'assurer le passage entre-générations, entre celles de nos parents, muets de souffrance et de culpabilité, et la nôtre, fiévreuse de questions et avide de voyager.
L'écrivain est alors un passeur. Il n'a pas de mission de guérir, ni de soulager.
Juste celle de créer des mots nouveaux.

Voici, Messieurs et Mesdames, dans son rugueux costume sentant l'eucalyptus et les vallées enfumées du pays des tambours sacrés, l'un des grands défis de la cité du Burundi.

1Anthologie "Émergences - Renaître ensemble" (Sembura, 2011), texte primé par la médaille de bronze aux VIèmes Jeux de la Francophonie à Beyrouth (2009)

2Dictionary of African Biography (Oxford University Press, Inc. - 2010)