Il
existe, quelque part dans Kigali, une femme toute d'art : comédienne,
musicienne, danseuse, actrice, grande amoureuse de littérature,
activiste culturelle. Accrochez-vous : nous plongeons dans ses
grands yeux.
Carole Umuringa Karemera, comédienne (Les Troyennes d'Euripide, La Femme fantôme de Kay Adshead, Rwanda 94 & Anathème, deux spectacles mis en scène par Jacques Delcuvellerie), actrice (Quelques jours en avril, téléfilm de Raoul Peck, Juju Factory de Balufu Bakupa-Kanyinda, etc.) est aussi l'initiatrice d'un mouvement associatif, Ishyo Arts Center, un centre culturel unique à Kigali. (©Photo Ishyo Arts Center) |
18
ans. Une pièce dans la main. Pile ou face. Deux choix : ou j'irai
étudier les mathématiques à Solvay. Ou je ferai le Conservatoire
royal de musique de Mons. J'ai réussi aux deux concours d'entrée.
Carole Umuringa Karemera, qu'on m'appelle. Née en 1975, en Belgique.
Aînée chez mon père, journaliste, et deuxième chez ma mère,
interprète.
Hop!,
je lance la pièce. Face. Quelques mois plus tard, j'apprendrai qu'un
de mes professeurs a dû mentir au Directeur du Conservatoire (que je
n'ose pas qualifier de raciste, tout de même) que j'étais fille de
diplomate pour qu'il m'y laisse entrer. Le Monsieur n'y était pas
habitué : je suis la première Noire d'Afrique sub-saharienne qui
entre dans l'établissement.
Le
premier spectacle de théâtre, j'avais six ans. J'étais en
vacances, au Burundi. Mon grand-père avait tenu à m'emmener voir
une troupe rwandaise itinérante qui jouait dans les quartiers de
Bujumbura. Une espèce de scène de fortune, des acteurs transportés,
des gens qui viennent, écoutent, soudain ailleurs... J'ai été
marquée, à jamais. Trois ans plus tard, parallèlement à une
formation scolaire classique, je commencerai l'Académie des Arts.
[
Silence... ]
Vous
savez, l'art est plus qu'une passion : c'est un engagement. A 37
ans, je me rends compte qu'il n'y a pratiquement pas d'expérience
que je regrette. J'ai aimé le Conservatoire pour les rencontres
qu'il m'a offerts. Musiciens, comédiens, metteurs en scène, Europe,
Etats-Unis, Afrique : j'ai toujours eu la chance de travailler avec
des gens qui interrogent le monde.
Comment ?
Une photo ? Mais Monsieur le journaliste, je suis mal à l'aise
face à un objectif. Parlons d'autre chose, n'est-ce pas ?
[
Silence... ]
Être
Rwandaise sans avoir mis les pieds au Rwanda, jusqu'à 18 ans. C'est
une identité avec laquelle j'ai toujours été obligée de composer
: la richesse des voix dans le chant traditionnel rwandais, la
rigueur de l'artiste, ses valeurs, la conscience de soi... Un
tremplin vers d'autres cultures croisées à Bruxelles.
Je
ne pensais pas rentrer. Mais avec le génocide, le Rwanda est devenu
mien. Autant la culture rwandaise me donnait des repères par rapport
à ce que je voulais être, elle me permettait de grandir
artistiquement en Belgique, autant, d'un coup, 1994 m'a rappelé mes
racines. Un appel profond.
[
Silence... ]
A
partir de 1997, j'ai plusieurs fois quitté la Belgique pour le
Rwanda, que j'ai longuement parcouru, en évitant soigneusement les
traces, récentes, de la tragédie. Pendant près de cinq ans, j'ai
rencontré les vieux rwandais pour comprendre plus encore notre
culture, enregistreur au poing. Certains m'ont prise pour une
folle... Puis j'ai eu des propositions de travail pour le Tchad, le
Sénégal, le Burundi, et d'autres pays encore. J'ai accepté. Et
plus le temps passait, plus je me rendais compte que toutes ces
destinations se nourrissaient de ma profonde lâcheté par rapport au
Rwanda.
2004.
10ème
commémoration du génocide : on a monté Rwanda 94. Je revois
Butare, 2.000 personnes. Des hommes qui se lèvent au milieu de la
pièce pour aller pleurer dehors, en cachette, puis revenir. Six
heures sur scène, à jouer, puis discuter, écouter ... Ensuite il y
a eu ce film de Raoul Peck, Quelques jours en avril. 800
figurants, dont la moitié dans le rôle des bourreaux, l'autre des
victimes. Trois mois de tournage, une expérience inouïe, un voyage
dans quelque chose d'absolument trouble : l'absurde. Je me suis
décidée à quitter la Belgique, et venir vivre au Rwanda.
« C'est
vrai, vous êtes musicienne ? », me demande le
journaliste. Oui, je joue, au saxophone soprano.
[Silence...
]
J'étais
très vieille quand j'étais petite : j'écoutais Edith Piaf,
Monk, Ray Charles, Stevie Wonder, Nina Simone, l'Opéra, les danses
roumaines, la musique traditionnelle rwandaise, le jazz... La voix
est le plus bel instrument de l'univers. Et si Dieu existe, c'est à
travers elle qu'on peut l'atteindre.
[Silence...
]
J'aimerais
apprendre, et passer derrière la caméra. Il y a beaucoup
d'histoires à raconter sur mon pays. Mais si je filmais, je
travaillerais comme au théâtre : beaucoup en amont, pour que
tout le monde soit au même niveau. Le cinéma : j'y suis allée
très tard, à reculons. J'ai toujours cru qu'il me serait très
difficile de jouer avec quelque chose d'inhumain, l'objectif de la
caméra, les perches, les lumières, l'artificiel, ... Et puis je
déteste la hiérarchisation des rôles dans un tournage. Ce n'est
vraiment qu'avec Raoul Peck que l'aventure a pris. Pour son film, il
m'a dit : « Tu as une très belle interprétation, le
problème, c'est ton physique. » J'avais le corps d'une
danseuse. Pas celle de mon personnage : une infirmière. J'ai
alors décidé de prendre 10 kg. J'ai habité le corps d'une femme
rwandaise, sa force, sa mollesse, sa manière de marcher sans se
presser. Quel défi !
[Rires.
Silence... ]
Je
suis absolument fascinée par les écrivains. Quand je croise de
l'écrit, article, bande dessinée, roman, poésie,... cela me laisse
toujours des traces. En fait, je les envie pour cet espace de
partage, infini, qu'ils ont.
Les
écrivains... J'ai l'impression qu'ils ont la capacité de savoir où
commence, et où se termine le monde. Tu sais, je suis une
interprète, moi, je travaille la verticale, les événements. Les
écrivains, eux, travaillent l'horizontale.
Couchés.
Ils
scrutent la ligne du temps.
[Rires...
]
Roland Rugero
merci pour tout Carole, le Rwanda est fièr de toi!
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