Dans cette note de lecture publiée en 2011, Prime Nyamoya revient sur l'essai "L'Afrique noire est-elle maudite?" (Fayard, 2010), du regretté Moussa Konaté ... Un moment d'hommage à la lucidité de l'écrivain malien.
I. Maudit soit Canaan.
L’auteur commence par s’interroger sur cette image
épouvantable véhiculée depuis des siècles par l’Occident
(Hegel, Gobineau,…) mais également noircie par certains auteurs
Noirs africains eux-mêmes qui soufflent sur la braise en passant
sous silence les qualités indéniables qui ont pourtant permis aux
Africains de survivre à des rudes épreuves pendant des siècles.
II. Le Paradis ? Et pourtant il a existé…
La société traditionnelle est basée sur la
solidarité envers le groupe et la déférence pour les Anciens.
« Qui n’a pas de temps pour autrui n’est donc pas digne
de considération ». Ce qui n’est pas sans inconvénient
pour l’expression de la liberté individuelle qui est étouffée
et combattue à l’intérieur du système, obstacle au progrès. Pas
de place pour la formule de Descartes :Cogito, ergo sum,
je pense, donc je suis qui a tant façonné la pensée
occidentale depuis la Renaissance.
III. Mâle aujourd’hui, mâle toujours : un
monde d’hommes.
Les femmes restent soumises et aliénées souvent,
inconscientes, car l’homme a su trouver une méthode
infaillible de se servir de la femme pour contrôler la femme.
Les exemples les plus frappants en sont la polygamie et la pratique
de l’excision.
IV. L’Afrique noire au temps des épreuves.
Moussa Konaté rappelle la responsabilité indéniable
des Africains noirs dans le commerce de leurs frères comme esclaves
avec l’Occident et le Moyen Orient. Il est donc temps pour les
Noirs africains et Arabes d’une part, entre Noirs africains et
Européens d’autre part, de se réconcilier d’une histoire
souvent pénible.
V. La colonisation : l’homme Blanc est arrivé.
Une tendance en Occident à la réécriture de
l’Histoire voudrait prétendre que la colonisation était une
mission civilisatrice, les Européens apportant aux primitifs
d’Afrique les bienfaits des progrès technologiques. A cette thèse,
le poète martiniquais Aimé Césaire répond dans son célèbre
Discours sur le Colonialisme combien cette vision du monde est
erronée : « On me parle de progrès, de réalisations,
de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus
d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes,
de cultures piétinées, d’institutions minées, de religions
assassinées, de magnificences artistiques anéanties,
d’extraordinaires possibilités supprimées,… ».
VI. La bataille des mémoires, ou la colonisation
inachevée.
Si la colonisation a toujours eu pour finalité la
domination physique et culturelle des peuples autochtones, à
l’instar des Mayas et des Aztèques d’Amérique latine, la
colonisation de l’Afrique noire reste inachevée. Car, si les
sociétés africaines ont été profondément troublées, elles n’ont
pas pour autant disparu. Et leur force réside dans leurs cultures
qui ont su résister à la mort des peuples. Les arts modernes
d’Afrique noire ont su tirer leur force des apports extérieurs
sans pour autant se dévoyer.
VII. La fin du monde est arrivée.
L’auteur fait référence à la citation de Léon
Frobénius à propos des sociétés africaines : « Civilisés
jusqu’à la moelle des os. L’idée du nègre barbare est une
invention européenne ». Les royaumes de l’Afrique noire
avaient trouvé le moyen de garder leurs cultures et sociétés
telles qu’elles étaient avant l’arrivée des Européens. Mais
l’école occidentale a cependant véhiculé des outils hautement
culturels que les cultures africaines doivent intégrer pour
subsister et avancer. Car l’école coloniale a offert aux jeunes du
continent noir l’occasion de s’affranchir de la trop grande
pesanteur du contrôle social, en osant se servir de leur esprit
critique.
VIII. L’homme Blanc est reparti.
Avec les indépendances, c’est l’avènement
progressif de la privatisation de la fonction publique facilitée par
l’existence de partis uniques, supposés assurer, comme la famille,
l’unité de tous les citoyens. Et la généralisation de la
corruption, conséquence logique de l’obligation morale de prendre
en charge les siens. Quel avenir pour la jeunesse élevée dans le
culte de l’argent facile ?
IX. Le modèle social africain en question.
Pourquoi le Noir africain et le Noir par généralisation
est-il toujours tenu pour un être intellectuellement inférieur ?
L’auteur y consacre l’essentiel de son argumentation : des
hommes éduqués à ne jamais protester risquent de se soumettre à
n’importe quel pouvoir, surtout quand ils sont prisonniers de
l’irrationnel. Et de donner comme exemple de la famille polygame,
lieu de confiscation de la parole, de la pensée de l’individu.
Mais c’est l’excision, forme de mutilation sexuelle qui est un
moyen de contrôle de la femme par l’homme, souvent avec la
complicité de la femme. Notons en passant que la femme burundaise,
de ce côté-là, échappe à ce funeste destin. Il considère
l’excision, qui supprime chez la femme le désir et la plaisir
sexuels, comme un viol de la personnalité. Et de s’interroger sur
ce que deviendrait la vie des hommes si on supprimait en eux toute
possibilité de désir et d’érection ?
Quand au système des castes, surtout en Afrique de
l’Ouest, des ethnies, clans, et tribus, s’il a contribué dans
l’Afrique précoloniale à maintenir la stabilité sociale, il
constitue aujourd’hui une contrainte au développement et interdit
toute velléité d’affirmation de soi. Et de citer Cheikh Anta Diop
qui écrivait déjà en 1954 dans Nations nègres et
Cultures que, « pour élever notre société au
monde moderne, force nous est de tourner résolument le dos au
systhème des castes ». Il fustige également les dérives
ruineuses de la convivialité sociale dans ses multiples cérémonies
qui émaillent la vie des Noirs africains, une illustration de la
tendance à « n’exister que par l’apparence ».
L’aspect négatif de la solidarité sociale est de perpétuer un
système de parasitisme de ceux qui vivent aux crochets de ceux qui
vivent de leur travail. Ce système de solidarité doit donc être
remis en question pour s’adapter aux inévitables évolutions du
monde. Il faut précisément que la société civile y participe de
façon active parce que « pour qu’un chef change sa façon
de gouverner, il faut que son peuple l’y contraigne ».
X. Quel avenir pour l’Afrique noire ?
L’intelligence n’est pas le privilège d’aucun
peuple en particulier même si certains favorisent son épanouissement
plus que d’autres. Le défi pour les Noirs africains est de prendre
chez les autres ce qui se fait de meilleur pour le bonheur de
l’homme : travailler, vivre et aimer, préconise l’auteur.
Pour cela, il faut une école nouvelle pour promouvoir les langues
d’Afrique noire qui sont le véhicule de la culture. Le Burundi, de
ce point de vue, a une chance unique de posséder une langue
nationale, fruit de plusieurs siècles d’existence de la Nation. Il
ne doit cependant y avoir de rupture mais de complémentarité avec
les langues européennes qui constituent aussi une composante du
patrimoine linguistique des Africains noirs. Parce qu’aucune
démocratie véritable ne pourra advenir si les élites africaines
continuent à s’exprimer dans des langues inconnues de leurs
peuples. Il interpelle également l’Union africaine qui a longtemps
privilégié la composante politique et négligé la culture,
première richesse de l’Afrique noire dont elle est le ciment.
Conclusion.
Si l’Afrique noire peut adresser beaucoup de
reproches à l’Occident, il serait cependant injuste de ne pas lui
reconnaître deux qualités qui ont fait sa force : la liberté
individuelle et le travail. Le Noir d’Afrique, à la fois bloqué
et éclaté, est la proie de télescopages permanents entre les deux
mondes qu’il porte en lui et dont il n’arrive pas à faire la
synthèse. C’est le mérite fondé sur la compétence et
l’honnêteté qui devra désormais prévaloir en Afrique noire.
L’Afrique noire est-elle maudite ? est un livre écrit
avec colère et rage contenus par un intellectuel africain qui
exprime le sentiment des millions d’autres sur le continent noir.
« La possibilité de jeter le masque en toute chose est l’un
des rares avantages que je trouve à vieillir » écrit
Marguerite Yourcenar. Je souhaite à Moussa Konaté, qui entame la
soixantaine, de continuer à nous entretenir de l’avenir de
l’Afrique noire avec clarté et franchise.
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