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Café Littéraire. Espace ou naissent et se croisent toutes formes d'écrits: slams/poésie/contes/nouvelles/romans/théâtre. Tous les jeudis de 18h à 20h au CEBULAC (Burundi Palace, 1er étage), en plein centre de Bujumbura. Entrée libre et gratuite.

jeudi 4 novembre 2010

Le miroir

par Roland Rugero. Un texte revisité au Samandari de ce soir 4 novembre
0.
16 ans. L'âge des voyages douloureux a commencé. Quand il se lève le matin, et qu'il glisse son regard sur un miroir, il est surpris. Par ces boutons, par son visage qui s'épaissit, par ses lèvres qui prennent de l'ampleur, par sa voix quand il éternue, immobile dans la froide petite chambre de deux mètres sur trois qui abrite la douche, par le fait même qu'il se présente devant ce miroir... Il avance sa main, touche sa poitrine qui commence à se couvrir d'un poil plus sombre que ses avant-bras et ses tibias, descend, saisi tel un bout de ballon son nombril bombé, une magnifique petite colline jetée juste après son ventre avec des tablettes (il vaut veiller à cela!) et le reste, vaste savane dont les buissons ont lancé les racines plus en amont que le roseau...
Il lève les bras, hume ses aisselles, fronce le sourcil parce que cela sent la sueur (il fait chaud à Gitega, ces jours-ci), cligne d'yeux, pointe le doigt dans le miroir qui orne le côté gauche de ce réduit, trace le mot 'fuck' (c'est aussi un révolté, Pierre), cherche vainement de l'eau du robinet pour effacer les mots dessinés, baille de rage et de sommeil, tandis que sa tête reste prostrée : Pierre fixe son Roseau.

1.
Pierre. Tout à l'heure, il n'osera pas aller chercher de l'eau, parce que c'est loin, et qu'il n'a pas envie de faire ce trajet, et d'ailleurs ce trajet est fatiguant, d'autant plus qu'un bidon d'eau de vingt litres, c'est ééééénormmmmmme, puuu !!!! Autant de fausses raisons qu'il se donne, vainement, lâchement. Pierre est devenu un lâche. Il sent qu'il a perdu le courage de se battre, il sent que ses yeux n'ont plus la volonté de rester allumés une grande partie de la nuit, à attendre le chuintement de l'égout. Pierre a mal, d'être ce qu'il est, d'avoir ce qu'il a. Il en a marre ! Il baille, longuement, en tout cas assez pour voir sa glotte, là au fond du miroir; des larmes viennent aux yeux, il s'essuie, puis les larmes semblent encouragées, il pleure maintenant, des stries se dessinent sur ses joues, il ne les arrête pas, lâchement il incline la tête et ses yeux rencontrent son Roseau.

2.
Entre les larmes, des images défilent... Sa bouche grande ouverte, encore un petit garçon, les fesses en feu après avoir reçu une terrible raclée de sa mère ; ses bras misérablement croisés sur sa tête après que son père lui ait annoncé qu'il n'ira pas à Mushasha acheter des visconzi avec son grand-frère ; agenouillé les mains en l'air sur ordre maternel, la bouche tremblante de révolte, alors que sa sœur passe dans la petite porte latérale de la clôture de leur maison pour aller jouer avec les enfants des voisins ; et l'école, oh ! l'école !, la douloureuse classe, les camarades qui se pincent le nez dès qu'il apparaît ; un malaise constant quand la maîtresse se balade, narines en alerte, entre les travées de sa classe à la recherche d'élèves puant, oui !, puant, dit-elle ; et la canne qui s'abaisse sur sa nuque ; les regards moqueurs des autres ; la triste déchéance quand on se voit mis à l'écart, à deux rangées devant, non parce que l'on est un modèle, mais parce qu'il faut vous isoler, vous contenir, souligner votre saleté, votre puanteur, combien vous êtes dangereux pour le reste de la classe; Pierre traité comme un virus, Pierre le virus.

3.
Puis il y a la nuit. A partir de huit ans, à force d'être battu, hué, grondé ou enfermé dans la chambre, à force d'être assigné à rester à la maison, d'aller chercher de l'eau à la fontaine publique (alors qu'on peut très bien puiser l'eau juste dans la cour de leur domicile) et sous les ricanements des autres garçons, ; à force de subir les brûlures du fouet chaque matin durant les vacances (parce que sa mère n'avait pas de temps quand il y avait l'école, le malheureux risquant par ailleurs de subir le même sort pour son retard...) ; Pierre était devenu un veilleur de nuit. Combien de hiboux surpris à célébrer la nuit, juchés sur le bord de la toiture de la maison des voisins, de l'autre côté du muret blanc ? Combien de fois a-t-il surpris des bruits sourds de l'autre côté du mur, chambre parentale où des râles succèdent parfois à une casserole qui tombe par terre, ou une porte qui claque, des voix qui passent des heures dans une conversation indescriptible... Combien de fois s'est-il présenté à l'école le visage hagard, non de n'avoir pas dormi, mais d'avoir osé dormir !

4.
Car le sommeil est traitre : vers une heure du matin, alors que le jeune garçon avait tout tenté (ses oncles lui avaient même rapporté, des homes universitaires de Bujumbura, qu'il n'y a pas meilleur moyen de rester les yeux éveillés que de plonger ses pieds dans un seau, d'où la présence de ce bol à savon de lessive en poudre Omo, soigneusement rempli d'eau et glissé sous son lit en fer- du fer qui se rouille en passant...), préférant garder son seul slip pour que le froid de la nuit lui morde les mollets, tentant de se concentrer sur le scintillement des étoiles là-haut dans le ciel, parfois l'oreille rivée sur la radio en écoutant la RFI dont il ne comprend mot (sauf "Bonjourr, chers oditeux, il est minuit heure française" le reste est dit trop rapidement), accroché au chuintement des mots qui percent à travers le mince filet noir qui enveloppe l'enceintes de l'appareil ; vers une heure du matin donc, le guerrier perdait toujours la bataille. Pierre s'endormait. Et le roseau retrouvait l'eau, l'eau qui montait du corps, montait, empruntait le roseau ,vers le lit... Vers 6h du matin, Pierre se réveillait dans l'écœurante odeur de son urine, les draps mouillés, quelques gouttes par terre, ayant percé le maigre matelas qui lui était réservé depuis de longues années... Pierre pleurait, comme maintenant.

5.
Il savait qu'il devrait laver ses habits et les draps avant d'aller à l'école, avec la bénédiction d'une gifle attrapée au passage de sa mère (son père ne voulant pas trop se mêler de ces histoires de pisse, avait-t-il avoué une fois alors que son épouse implorait son intervention pour régler une fois pour toute cette histoire de vessie rebelle), et à l'occasion un énième pincement de cœur en voyant comment son petit-frère gambadait le matin, impatient d'aller à l'école, et sa grande sœur droite dans son uniforme kaki; puis parfois le regard triste de son père quand il surgissait de la porte donnant sur la cour arrière de sa maison, trouvant son troisième enfant plongé dans des seaux savonneux, de maigres bras tremblant de froid et de honte s'affairant à réparer le énième affront fait à la nuit... Le silence de son père lui faisait mal, très mal, alors que la colère de sa mère avait peu à peu laissé place à sa seule souffrance physique. Quand sa mère criait, il pleurait qu'elle ne tienne pas en compte ses efforts. Quand son père le regardait, il pleurait de se savoir tenu en pitié. Et il mourrait de rage de lui prouver qu'il était homme!

6.

7.
Puis, par une semaine de l'an 1992, alors qu'il avait treize ans, pendant les sept jours que le Dieu d'Abraham et d'Isaac a créé, Pierre dormit et se réveilla sec et sauf! Oh! Miracle! Grâce! Victoire! Le septième jour, qui était un Dimanche, sa mère l'emmena au restaurant nommé Cercle manger un quart de poulet. Avant de manger, Pierre pria...

8.
Et cela fait la cinquième fois depuis le début de ce mois d'octobre que Pierre mouille ses draps. A 16 ans. Il essuie ses larmes. Puis se regarde une nouvelle fois dans le miroir. Que se passe-t-il? Des larmes reviennent.

1 commentaire:

  1. Je viens de lire ce texte avec beaucoup d'intérêt. Quand on a déjà lu, le texte sur le sourire et Les Oniriques, on réalise que c'est du rugerois (de Rugero). Un style personnel où la cascade des mots et des phrases est inhabituelle.La progression est on ne peut mieux et le ça coule. C'est un très beau texte. Félicitations.

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