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mardi 24 mai 2011

Quel "intellectuel" africain ?

Integralité du texte sur : http://www.africultures.com

COMMENT PENSER L'AFRIQUE ? DE LA FAMILLE AFRICAINE, DES ARTISTES, DES INTELLECTUELS, DE LA CRITIQUE ET DES ÉVOLUTIONS DE LA CRÉATION
entretien d'Achille Mbembe avec Célestin Monga
en partenariat avec Le Messager, quotidien paraissant à Douala au Cameroun

Laissons de côté, du moins pour l'instant, les arts et la vie quotidienne. Examinons plus précisément la critique menée par les intellectuels, en faisant momentanément abstraction du fait sociologique qu'en Afrique, la notion d'intellectuel joue, avant tout, des fonctions polémiques.

Vrai. Tu poses là le problème de la définition, du statut et de la fonction de l'intellectuel dans une société affamée comme la nôtre. Comment le définit-on et à quoi le reconnaît-on ? Les artistes illettrés qui font du reggae ou du couper-décaler dans les faubourgs d'Abidjan dans l'espoir de changer la société ivoirienne sont-ils des intellectuels ? Les diplômés au chômage dont le nombre augmente chaque jour dans les rues des grandes villes africaines, sont-ils des intellectuels ? Les "grands professeurs", les "docteurs Machin" que les partis uniques d'hier payaient pour mettre leur compétence au service de la répression et qui, aujourd'hui encore, prescrivent l'obscurantisme sur nos chaînes de télévision nationales sont-ils des intellectuels ? Un mathématicien Sénégalais qui réside à Londres, se voudrait un amateur de cuisine chinoise, écoute exclusivement la musique de Beethoven et se nourrit de philosophie française est-il un intellectuel africain ? Un professeur sud-africain de danse moderne installé à Broadway qui ambitionne de penser la vie sociale à New York à travers une œuvre inspirée de Gershwin et de Maurice Béjart est-il un intellectuel africain ? Un écrivain congolais ayant étudié en Russie, installé en France et n'ayant pas remis les pieds dans son pays natal pendant trente ans est-il africain ? Si l'intellectuel africain existe, comment s'exprime-t-il et quels critères et cadres d'analyse doit-on utiliser pour cerner, évaluer et juger son engagement ?
Et puis, a-t-on le droit de juger de l'engagement social d'autrui ? Qui serions-nous pour énoncer des hypothèses de bonheur social et prescrire une manière unique d'être Africain - et une seule façon de voir ? L'intellectuel africain a-t-il un devoir de participation à la gestion des affaires publiques ? A-t-il un devoir d'influence sur la direction que doit prendre le mouvement social - ce qui suppose un postulat de compétence ? Le cadre africain est-il plus forcément "éclairé" que les populations au nom desquels il parle ? Dispose-t-il de la légitimité et de la confiance nécessaires pour légiférer au nom du continent, comme se demande ironiquement Chinua Achebe? Nous ne sommes pas les seuls à nous buter sur ces questions. De Julien Benda à Edward Said et à Fabien Eboussi Boulaga, les représentations de l'intellectuel n'ont cessé d'être questionnées.
Pour moi, finalement, un intellectuel est quelqu'un qui ambitionne d'élargir les frontières du stock de connaissances dans le but de donner plus d'épaisseur à nos vies, ou de nous pousser à prendre nos responsabilités. Travaillant sur des idées, il met la réalité en concepts. Il confronte les orthodoxies et les dogmes au lieu de les produire et de les gérer. Il garde l'esprit ouvert et pose les questions les plus embarrassantes à la société et à lui-même.

Admettons la difficulté. Mais au-delà de l'interminable questionnement au sujet du statut et des fonctions de l'intellectuel, y a-t-il très précisément des lieux aujourd'hui où s'effectue une critique spécifiquement "intellectuelle" novatrice ou transformatrice ? Quels sont-ils ? Et s'il n'y en a pas, à quoi cela tient-il ?

Les lieux où s'exprime une critique "intellectuelle novatrice ou transformatrice" - pour reprendre tes termes - ne sont pas statiques. Ils ont évolué au rythme du chaos de notre histoire socio-politique. Pendant l'époque coloniale, ce sont surtout les syndicats, les mouvements d'étudiants comme la Feanf, et les partis politiques indépendantistes qui hébergeaient la réflexion critique. Il y a eu ensuite l'euphorie des années soixante : beaucoup d'intellectuels africains avaient été grisés par les indépendances que le Général De Gaulle nous a généreusement accordées après avoir annoncé à Alger : "Je vous ai compris"… Ils se sont endormis brutalement, comme sous une cure d'opium. C'est surtout à la fin des années 1960 et pendant la décennie 1970 qu'ils se sont réveillés. Certains se sont alors réfugiés dans des universités comme celles de Dakar (Sénégal), d'Ibadan (Nigeria) ou de Makerere (Ouganda). D'autres ont continué de publier auprès de maisons d'édition comme Présence Africaine, Maspero ou Zed Books, ou encore dans des revues académiques comme Ethiopiques et Abbia. Des cercles de réflexion, et parfois même des cafés littéraires ont parfois vu le jour.
Aujourd'hui, la critique intellectuelle la plus pointue est enfouie dans les journaux africains, dans les blogs de l'Internet, et dans quelques revues académiques au tirage malheureusement confidentiel. Il y a également quelques voix rauques et discordantes sur les campus universitaires ou dans des maisons d'édition dont les ouvrages sont hors de prix. L'audience et l'impact de cette critique sont donc limités. Pour être percutante, elle devrait investir les lieux de grande écoute comme les nouvelles chaînes de radios et de télévision, s'infiltrer dans les programmes scolaires, et pactiser un peu mieux avec des vecteurs de communication populaires comme le cinéma ou le théâtre. Sinon, elle continuera d'apparaître comme la triste rengaine d'intellectuels aigris, et donc comme une forme d'agitation exotique et destinée à l’auto-célébration.

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