Dans ce texte lu au café-littéraire Samandari du 13 juin 2013, le slameur Gaël Faye emprunte la plume d'un nouvelliste pour raconter la ville qui a accueilli son enfance, ses rêveries.
Rentrer en ville.
Retourner à Buja. Retrouver la maison. Voilà ce que l’on disait après plusieurs jours à « l’intérieur » du pays. Bujumbura c’était le retour à la normalité, à la routine. On y arrivait souvent crasseux, allongés sur le plateau à ciel ouvert à l’arrière de la camionnette de mon père entre un régime de bananes, du makala (charbon de bois) et des rongeurs pour nourrir ses serpents et ses crocodiles. Nous avions les cheveux brûlés par le soleil et la peau tannée par le grand air du Tanganyika. Le regard des passants nous faisait comprendre que nous étions sales et ébouriffés. Bujumbura était le nombril du monde. C’est la ville où je suis né, hôpital Prince Louis Rwagasore, du nom de ce héro de la nation aux yeux globuleux qui se fit assassiner comme bien des leaders des années 60. C’est la ville où j’ai vécu la plus grande partie de mon existence. C’est ma maison en brique rouge, vestige de la colonisation belge.
Avec son plafond haut, sa vaste barza et son jardin ombragé sous un immense ficus elastica. C’est mon quartier, Kinanira, où l’on vit pieds nus, ce qui nous oblige à régulièrement brûler des aiguilles pour retirer des puces chiques. C’est la rivière Muha dans laquelle on passe nos après-midi à patauger, à construire des bateaux en tronc de bananier. C’est la vadrouille entre copains et les embrouilles entre voisins, c’est les insultes en swahili Nyama-ya-mbuzi ! (viande-de-chèvre!) c’est l’ennui qui nous oblige à inventer, c’est l’heure de la sieste, derrière la moustiquaire, le bruit d’un robinet qui coule, un boy qui parle, un minuscule poste de radio qui crache des informations à tue-tête, le chant d’un paon…
C’est un ami qui vient frapper à ton portail avec un caillou, à qui tu offres un Fanta, que tu raccompagnes ensuite très lentement chez lui, qui te raccompagnes encore. Vous décidez de vous séparer à mi-chemin pour vous dire au revoir. C’est les parties de foot sur le terrain du Lycée International, au crépuscule, quand le corps perd peu à peu l’accablement dans lequel la chaleur et le soleil le maintenait. C’est la flânerie à ces heures calmes, dans les avenues des quartiers où l’on salue les zamu (veilleurs) devant leurs portails, ou allongés dans l’herbe devant des clôtures de bougainvilliers. C’est la nuit qui tombe vite, toujours, entre l’Équateur et le tropique du Capricorne.
Bujumbura c’est aussi mon jardin avec ses volières, ses bassins de crocodiles et ses cages pleines de serpents, c’est l’Entente sportive où l’on tombe amoureux, où l’on frime à sauter du grand plongeoir, c’est les parties de basket-ball dans les jardins en pente, sur l’herbe qui devenait terre battue à force de rebonds. C’est l’École Française où l’on fête au cœur de l’Afrique le bicentenaire de la Révolution avec cocarde et drapeau tricolore, c’est les chansons de Bahaga, de Christophe Matata, de Canco Hamisi, de Khadja Nin mais aussi de Mike Brant et Francis Cabrel, francophonie oblige !
C’est les klaxons du centre ville, le marché central et bariolé, les taxis bleus et blancs et les minibus Toyota, c’est les numéro de téléphone à 4 chiffres, 22.86 est celui de la maison, c’est le chant du muezzin du quartier asiatique qui nous terrifie pendant la nuit, c’est la clameur qui monte du stade Rwagasore, c’est les tambourinaires, partout, toujours, tout le temps, c’est le cinéma Cameo où l’on va voir Rambo et Chuck Norris pour rêver de faire la guerre, c’est le vaccin contre le choléra, c’est les salons de coiffures où l’on fait la coupe carré, rasé sur les côtés, appelée Agatchoubé en référence à « I got you babe » de UB40, c’est les booms où l’on danse sur Mc Hammer, Docteur Alban et Guns N’Roses, c’est les Reebok pump trouées acheté d’occasion marché Jabe, c’est les soldats du camp voisin qui font des jogging en chantant, c’est les hippopotames qui remontent dans la ville la nuit tombée, pendant que les Katarina cambriolent.
C’est les parents qui chuchotent pour parler de Ntega et Marangara, c’est un air de rumba congolaise qui flotte dans les cabarets où l’on sirote une Primus chaude assis sur un casier, c’est la campagne de pub pour les préservatifs « Confiance d’accord. Prudence d’abord ! », c’est ma grand-mère à l’OCAF et mes oncles qui partent pour le front au Rwanda, c’est le seul feu rouge de la ville qui n’a jamais fonctionné, ou alors juste le temps qu’une voiture lui rentre dedans.
C’est le lac où l’on se baigne malgré les crocodiles, c’est Bwiza où l’on achète le michopo, c’est le pain de chez Iatrou, la viande de chez Coucoulis, les yogourts des sœurs Clarisse.
C’est le cercle hippique et son parfum d’anachronisme. C’est le vendeur de chiclettes JoJo et de biscuits Tip Top, c’est le mendiant et sa polio devant la Cloche d’Or.
C’est les Belges, les Grecs, les coopérants français, les commerçants omanais, pakistanais, indiens, c’est les zaïrois et les rwandais. Tous faussement réunis derrière trois mots : Unité – Travail – Progrès. La devise du Burundi écrite en caractère gras sur le mausolée du Prince surplombe la ville allongée de tout son long dans la plaine fumante de l’Imbo.
Bujumbura c’est une seule et unique chaine, la télévision nationale. Qui émet à partir de 16h30 jusqu’à 23h, qui commence par l’hymne nationale, qui clôture par l’hymne nationale. Burundi bwacu, Burundi buhire…
De cette petite lucarne, entre deux coupures de courant et la petite antenne qu’on réajuste, on reçoit les échos lointains d’un monde qui ne semble pas nous concerner, et pourtant… entre un mur qui tombe, un Camerounais qui marque des buts et danse dans les corners, un homme qu’on libère après 27 ans, et un clip de rap qui invite à « Fight the Power », il y a un homme qui parle de « conditionnement de l’aide », de « processus de démocratisation »…
Alors comme un bruit sourd, une musique derrière un mur capitonné, sa voix arrive jusqu’à nous. Mitterrand fait un discours, à la Baule. Et rien ne sera plus jamais comme avant. Bujumbura c’est le matin du 19 octobre 1993 où je frappe à la porte de l’école, étrangement fermée. Un homme passe en courant et me dit « Petit rentres chez toi! Il y a un coup d’état, on a tué le président pendant la nuit ». C’est la ville morte. Des milices établissent des barrières un peu partout et tuent à coup de pierre. C’est la nuit avec les chiens qui aboient à la mort, les balles traçantes qui passent au-dessus des maisons et les tirs de mortiers. C’est se réveiller dans un cauchemar pour découvrir une autre ville et s’habituer aux lendemains qui déchantent. C’est les gens qu’on assassine en pleine rue aux heures de pointe devant la poste centrale, un pneu enflammé autour du cou, les grenades qui explosent dans le marché, les sans échecs et les sans défaites qui terrorisent la ville, les murs qui commencent à remplacer les clôture de bougainvilliers, les consignes de sécurité des ambassades, les pénuries. Et la peur. C’est les premières discussions. C’est quoi un Hutu ? Un Tutsi ? C’est la fin du monde dans le pays voisin, celui de ma mère, au Rwanda. Les nouveaux réfugiés qui viennent, les anciens qui partent. Le plus grand exode du XX siècle. C’est ne plus pouvoir être neutre.
C’est la suspicion. C’est nos amis tués. C’est nos familles décimées. C’est l’école que l’on ferme en plein milieu de l’année. C’est l’avion de rapatriement en avril 1995 pour les ressortissants européens, les bazungus s’enfuient avec leurs chiens et leurs chats. C’est découvrir mon passeport français. C’est l’aéroport en forme d’œufs de Pâques. Trou noir par où le pays se vide. C’est se jurer de revenir vite. Pour vivre ici, pour reconstruire. Et c’est l’avion qui décolle pour toujours. J’emporte avec moi un seul livre. « Entre deux mondes » de Michel Kayoya. Entre deux mondes, c’est là où j’ai dû apprendre à vivre depuis que j’ai quitté Bujumbura, ma ville Bauhaus.
Retourner à Buja. Retrouver la maison. Voilà ce que l’on disait après plusieurs jours à « l’intérieur » du pays. Bujumbura c’était le retour à la normalité, à la routine. On y arrivait souvent crasseux, allongés sur le plateau à ciel ouvert à l’arrière de la camionnette de mon père entre un régime de bananes, du makala (charbon de bois) et des rongeurs pour nourrir ses serpents et ses crocodiles. Nous avions les cheveux brûlés par le soleil et la peau tannée par le grand air du Tanganyika. Le regard des passants nous faisait comprendre que nous étions sales et ébouriffés. Bujumbura était le nombril du monde. C’est la ville où je suis né, hôpital Prince Louis Rwagasore, du nom de ce héro de la nation aux yeux globuleux qui se fit assassiner comme bien des leaders des années 60. C’est la ville où j’ai vécu la plus grande partie de mon existence. C’est ma maison en brique rouge, vestige de la colonisation belge.
Avec son plafond haut, sa vaste barza et son jardin ombragé sous un immense ficus elastica. C’est mon quartier, Kinanira, où l’on vit pieds nus, ce qui nous oblige à régulièrement brûler des aiguilles pour retirer des puces chiques. C’est la rivière Muha dans laquelle on passe nos après-midi à patauger, à construire des bateaux en tronc de bananier. C’est la vadrouille entre copains et les embrouilles entre voisins, c’est les insultes en swahili Nyama-ya-mbuzi ! (viande-de-chèvre!) c’est l’ennui qui nous oblige à inventer, c’est l’heure de la sieste, derrière la moustiquaire, le bruit d’un robinet qui coule, un boy qui parle, un minuscule poste de radio qui crache des informations à tue-tête, le chant d’un paon…
C’est un ami qui vient frapper à ton portail avec un caillou, à qui tu offres un Fanta, que tu raccompagnes ensuite très lentement chez lui, qui te raccompagnes encore. Vous décidez de vous séparer à mi-chemin pour vous dire au revoir. C’est les parties de foot sur le terrain du Lycée International, au crépuscule, quand le corps perd peu à peu l’accablement dans lequel la chaleur et le soleil le maintenait. C’est la flânerie à ces heures calmes, dans les avenues des quartiers où l’on salue les zamu (veilleurs) devant leurs portails, ou allongés dans l’herbe devant des clôtures de bougainvilliers. C’est la nuit qui tombe vite, toujours, entre l’Équateur et le tropique du Capricorne.
Bujumbura c’est aussi mon jardin avec ses volières, ses bassins de crocodiles et ses cages pleines de serpents, c’est l’Entente sportive où l’on tombe amoureux, où l’on frime à sauter du grand plongeoir, c’est les parties de basket-ball dans les jardins en pente, sur l’herbe qui devenait terre battue à force de rebonds. C’est l’École Française où l’on fête au cœur de l’Afrique le bicentenaire de la Révolution avec cocarde et drapeau tricolore, c’est les chansons de Bahaga, de Christophe Matata, de Canco Hamisi, de Khadja Nin mais aussi de Mike Brant et Francis Cabrel, francophonie oblige !
C’est les klaxons du centre ville, le marché central et bariolé, les taxis bleus et blancs et les minibus Toyota, c’est les numéro de téléphone à 4 chiffres, 22.86 est celui de la maison, c’est le chant du muezzin du quartier asiatique qui nous terrifie pendant la nuit, c’est la clameur qui monte du stade Rwagasore, c’est les tambourinaires, partout, toujours, tout le temps, c’est le cinéma Cameo où l’on va voir Rambo et Chuck Norris pour rêver de faire la guerre, c’est le vaccin contre le choléra, c’est les salons de coiffures où l’on fait la coupe carré, rasé sur les côtés, appelée Agatchoubé en référence à « I got you babe » de UB40, c’est les booms où l’on danse sur Mc Hammer, Docteur Alban et Guns N’Roses, c’est les Reebok pump trouées acheté d’occasion marché Jabe, c’est les soldats du camp voisin qui font des jogging en chantant, c’est les hippopotames qui remontent dans la ville la nuit tombée, pendant que les Katarina cambriolent.
C’est les parents qui chuchotent pour parler de Ntega et Marangara, c’est un air de rumba congolaise qui flotte dans les cabarets où l’on sirote une Primus chaude assis sur un casier, c’est la campagne de pub pour les préservatifs « Confiance d’accord. Prudence d’abord ! », c’est ma grand-mère à l’OCAF et mes oncles qui partent pour le front au Rwanda, c’est le seul feu rouge de la ville qui n’a jamais fonctionné, ou alors juste le temps qu’une voiture lui rentre dedans.
C’est le lac où l’on se baigne malgré les crocodiles, c’est Bwiza où l’on achète le michopo, c’est le pain de chez Iatrou, la viande de chez Coucoulis, les yogourts des sœurs Clarisse.
C’est le cercle hippique et son parfum d’anachronisme. C’est le vendeur de chiclettes JoJo et de biscuits Tip Top, c’est le mendiant et sa polio devant la Cloche d’Or.
C’est les Belges, les Grecs, les coopérants français, les commerçants omanais, pakistanais, indiens, c’est les zaïrois et les rwandais. Tous faussement réunis derrière trois mots : Unité – Travail – Progrès. La devise du Burundi écrite en caractère gras sur le mausolée du Prince surplombe la ville allongée de tout son long dans la plaine fumante de l’Imbo.
Bujumbura c’est une seule et unique chaine, la télévision nationale. Qui émet à partir de 16h30 jusqu’à 23h, qui commence par l’hymne nationale, qui clôture par l’hymne nationale. Burundi bwacu, Burundi buhire…
De cette petite lucarne, entre deux coupures de courant et la petite antenne qu’on réajuste, on reçoit les échos lointains d’un monde qui ne semble pas nous concerner, et pourtant… entre un mur qui tombe, un Camerounais qui marque des buts et danse dans les corners, un homme qu’on libère après 27 ans, et un clip de rap qui invite à « Fight the Power », il y a un homme qui parle de « conditionnement de l’aide », de « processus de démocratisation »…
Alors comme un bruit sourd, une musique derrière un mur capitonné, sa voix arrive jusqu’à nous. Mitterrand fait un discours, à la Baule. Et rien ne sera plus jamais comme avant. Bujumbura c’est le matin du 19 octobre 1993 où je frappe à la porte de l’école, étrangement fermée. Un homme passe en courant et me dit « Petit rentres chez toi! Il y a un coup d’état, on a tué le président pendant la nuit ». C’est la ville morte. Des milices établissent des barrières un peu partout et tuent à coup de pierre. C’est la nuit avec les chiens qui aboient à la mort, les balles traçantes qui passent au-dessus des maisons et les tirs de mortiers. C’est se réveiller dans un cauchemar pour découvrir une autre ville et s’habituer aux lendemains qui déchantent. C’est les gens qu’on assassine en pleine rue aux heures de pointe devant la poste centrale, un pneu enflammé autour du cou, les grenades qui explosent dans le marché, les sans échecs et les sans défaites qui terrorisent la ville, les murs qui commencent à remplacer les clôture de bougainvilliers, les consignes de sécurité des ambassades, les pénuries. Et la peur. C’est les premières discussions. C’est quoi un Hutu ? Un Tutsi ? C’est la fin du monde dans le pays voisin, celui de ma mère, au Rwanda. Les nouveaux réfugiés qui viennent, les anciens qui partent. Le plus grand exode du XX siècle. C’est ne plus pouvoir être neutre.
C’est la suspicion. C’est nos amis tués. C’est nos familles décimées. C’est l’école que l’on ferme en plein milieu de l’année. C’est l’avion de rapatriement en avril 1995 pour les ressortissants européens, les bazungus s’enfuient avec leurs chiens et leurs chats. C’est découvrir mon passeport français. C’est l’aéroport en forme d’œufs de Pâques. Trou noir par où le pays se vide. C’est se jurer de revenir vite. Pour vivre ici, pour reconstruire. Et c’est l’avion qui décolle pour toujours. J’emporte avec moi un seul livre. « Entre deux mondes » de Michel Kayoya. Entre deux mondes, c’est là où j’ai dû apprendre à vivre depuis que j’ai quitté Bujumbura, ma ville Bauhaus.
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